Sentenza CEDU 18 marzo 2011

 

 

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE LAUTSI ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 30814/06)

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

18 mars 2011

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Lautsi et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Jean-Paul Costa, président,
Christos Rozakis,
Nicolas Bratza,
Peer Lorenzen,
Josep Casadevall,
Giovanni Bonello,

Nina Vajić,
Rait Maruste,
Anatoly Kovler,
Sverre Erik Jebens,
Päivi Hirvelä,
Giorgio Malinverni,
George Nicolaou,
Ann Power,
Zdravka Kalaydjieva,

Mihai Poalelungi,
Guido Raimondi, juges,
et d’Erik Fribergh, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 juin 2010 et 16 février 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30814/06) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Soile Lautsi (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 juillet 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Dans sa requête, elle indique agir en son nom ainsi qu’au nom de ses enfants alors mineurs, Dataico et Sami Albertin. Devenus entre-temps majeurs, ces derniers ont confirmé vouloir demeurer requérants (« les deuxième et troisième requérants »).

2.  Les requérants sont représentés par Me N. Paoletti, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par ses coagents adjoints, M. N. Lettieri et Mme P. Accardo.

3.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er juillet 2008, une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens, Antonella Mularoni, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a décidé de communiquer la requête au Gouvernement ; se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

4.  Le 3 novembre 2009, une chambre de cette même section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a déclaré la requête recevable et a conclu à l’unanimité à la violation de l’article 2 du Protocole no 1 examiné conjointement avec l’article 9 de la Convention, et au non-lieu à examen du grief tiré de l’article 14 de la Convention.

5.  Le 28 janvier 2010, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement de la Cour. Le 1er mars 2010, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire.

8.  Se sont vus accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du règlement), trente-trois membres du Parlement européen agissant collectivement, l’organisation non-gouvernementale Greek Helsinki Monitor, déjà intervenante devant la chambre, l’organisation non gouvernementale Associazione nazionale del libero Pensiero, l’organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice, l’organisation non gouvernementale Eurojuris, les organisations non gouvernementales commission internationale de juristes, Interights et Human Rights Watch, agissant collectivement, les organisations non-gouvernementales Zentralkomitee der deutschen Katholiken, Semaines sociales de France, Associazioni cristiane Lavoratori italiani, agissant collectivement, ainsi que les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, de Monaco, de la Roumanie et de la République de Saint-Marin. Les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin ont en outre été autorisés à intervenir collectivement dans la procédure orale.

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’Homme, à Strasbourg, le 30 juin 2010 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :

 

–        pour le gouvernement défendeur

MM.  Nicola LETTIERI,                                                           co-agent,

Giuseppe ALBENZIO,                                                 conseiller ;

 

–        pour les requérants

Me Nicolò PAOLETTI,                                                            conseil,

Me Natalia PAOLETTI,

Mme Claudia SARTORI,                                                     conseillers ;

 

–        pour les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin, tiers intervenants :

 

MM. Joseph WEILER, professeur à la faculté de droit de

l’université de New York,                                                   conseil,

Stepan KARTASHYAN, représentant permanent adjoint de

l’Arménie auprès de Conseil de l’Europe ;

Andrey TEHOV, ambassadeur, représentant permanent de la

Bulgarie auprès du Conseil de l’Europe ;

Yannis MICHILIDES, représentant permanent adjoint de

Chypre auprès du Conseil de l’Europe ;

Mme Vasileia PELEKOU, adjointe au représentant permanent de

la Grèce auprès du Conseil de l’Europe ;

MM. Darius ŠIMAITIS, représentant permanent adjoint de la Lituanie                               auprès du Conseil de l’Europe ;

Joseph LICARI, ambassadeur, représentant permanent de Malte

auprès du Conseil de l’Europe ;

Georgy MATYUSHKIN, agent du gouvernement de la Fédération de Russie ;

Me Guido BELLATTI CECCIOLI, co-agent du gouvernement de

la République de Saint-Marin,                                      conseillers.

 

La Cour a entendu Mes Nicolò Paoletti et Natalia Paoletti, ainsi que MM. Lettieri, Albenzio et Weiler.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  Nés respectivement en 1957, 1988 et 1990, la requérante et ses deux fils, Dataico et Sami Albertin, également requérants, résident en Italie. Ces derniers étaient scolarisés en 2001-2002 dans l’école publique Istituto comprensivo statale Vittorino da Feltre, à Abano Terme. Un crucifix était accroché dans les salles de classe de l’établissement

11.  Le 22 avril 2002, au cours d’une réunion du conseil d’école, le mari de la requérante souleva le problème de la présence de symboles religieux dans les salles de classe, de crucifix en particulier, et posa la question de leur retrait. Le 27 mai 2002, par dix voix contre deux, avec une abstention, le conseil d’école décida de maintenir les symboles religieux dans les salles de classe.

12.  Le 23 juillet 2002, la requérante saisit le tribunal administratif de Vénétie de cette décision, dénonçant une violation du principe de laïcité – elle se fondait à cet égard sur les articles 3 (principe d’égalité) et 19 (liberté religieuse) de la Constitution italienne et sur l’article 9 de la Convention – ainsi que du principe d’impartialité de l’administration publique (article 97 de la Constitution).

13.  Le 3 octobre 2002, le ministre de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche prit une directive (no 2666) aux termes de laquelle les services compétents de son ministère devaient prendre les dispositions nécessaires afin, notamment, que les responsables scolaires assurent la présence de crucifix dans les salles de classe (paragraphe 24 ci-dessous).

Le 30 octobre 2003, ledit ministre se constitua partie dans la procédure initiée par la requérante. Il concluait au défaut de fondement de la requête, arguant de ce que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques se fondait sur l’article 118 du décret royal no 965 du 30 avril 1924 (règlement intérieur des établissements d’instruction moyenne) et l’article 119 du décret royal no 1297 du 26 avril 1928 (approbation du règlement général des services d’enseignement primaire ; paragraphe 19 ci-dessous).

14.  Par une ordonnance du 14 janvier 2004, le tribunal administratif saisit la Cour constitutionnelle de la question de la constitutionnalité, au regard du principe de laïcité de l’Etat et des articles 2, 3, 7, 8, 19 et 20 de la Constitution, des articles 159 et 190 du décret-loi no 297 du 16 avril 1994 (portant approbation du texte unique des dispositions législatives en vigueur en matière d’instruction et relatives aux écoles), dans leurs « spécifications » résultant des articles 118 et 119 des décrets royaux susmentionnés, ainsi que de l’article 676 dudit décret-loi.

Les articles 159 et 190 du décret-loi mettent la fourniture et le financement du mobilier scolaire des écoles primaires et moyennes à la charge des communes, tandis que l’article 119 du décret de 1928 inclut le crucifix sur la liste des meubles devant équiper les salles de classe, et l’article 118 du décret de 1924 spécifie que chaque classe doit être pourvue du portrait du roi et d’un crucifix. Quant à l’article 676 du décret-loi, il précise que les dispositions non comprises dans le texte unique restent en vigueur, « à l’exception des dispositions contraires ou incompatibles avec le texte unique, qui sont abrogées ».

Par une ordonnance du 15 décembre 2004 (no 389), la Cour constitutionnelle déclara la question de constitutionnalité manifestement irrecevable, au motif qu’elle visait en réalité des textes qui, n’ayant pas rang de loi mais rang réglementaire (les articles 118 et 119 susmentionnés), ne pouvaient être l’objet d’un contrôle de constitutionnalité.

15.  Le 17 mars 2005, le tribunal administratif rejeta le recours. Après avoir conclu que l’article 118 du décret royal du 30 avril 1924 et l’article 119 du décret royal du 26 avril 1928 étaient encore en vigueur et souligné que « le principe de laïcité de l’Etat fait désormais partie du patrimoine juridique européen et des démocraties occidentales », il jugea que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, eu égard à la signification qu’il convenait de lui donner, ne se heurtait pas audit principe. Il estima notamment que, si le crucifix était indéniablement un symbole religieux, il s’agissait d’un symbole du christianisme en général, plutôt que du seul catholicisme, de sorte qu’il renvoyait à d’autres confessions. Il considéra ensuite qu’il s’agissait de surcroît d’un symbole historico-culturel, pourvu à ce titre d’une « valeur identitaire » pour le peuple italien en ce qu’il « représente d’une certaine manière le parcours historique et culturel caractéristique de [l’Italie] et en général de l’Europe toute entière, et qu’il en constitue une bonne synthèse ». Il retint en outre que le crucifix devait aussi être considéré comme un symbole d’un système de valeurs qui innervent la charte constitutionnelle italienne. Son jugement est ainsi motivé :

« (…) 11.1. A ce stade, force est de constater, même en étant conscient de s’engager sur un chemin impraticable et parfois glissant, que le christianisme, ainsi que le judaïsme son grand-frère – du moins depuis Moïse et certainement dans l’interprétation talmudique –, ont placé au centre de leur foi la tolérance vis-à-vis d’autrui et la protection de la dignité humaine.

Singulièrement, le christianisme – par référence également au bien connu et souvent incompris « Donnez à César ce qui est à César, et à … » –, avec sa forte accentuation du précepte de l’amour pour le prochain, et plus encore par l’explicite prédominance donnée à la charité sur la foi elle-même, contient en substance ces idées de tolérance, d’égalité et de liberté qui sont à la base de l’Etat laïque moderne, et de l’Etat italien en particulier.

11.2. Regarder au-delà des apparences permet de discerner un fil qui relie entre eux la révolution chrétienne d’il y a deux mille ans, l’affirmation en Europe de l’habeas corpus, les éléments charnière du mouvement des Lumières (qui pourtant, historiquement, s’est vivement opposé à la religion), c’est-à-dire la liberté et la dignité de tout homme, la déclaration des droits de l’homme, et enfin l’Etat laïque moderne. Tous les phénomènes historiques mentionnés reposent de manière significative – quoique certainement non exclusive – sur la conception chrétienne du monde. Il a été observé avec finesse que la devise bien connue de « liberté, égalité, fraternité » peut aisément être partagée par un chrétien, fût-ce avec une claire accentuation du troisième terme.

En conclusion, il ne semble pas hasardeux d’affirmer que, à travers les parcours tortueux et accidentés de l’histoire européenne, la laïcité de l’Etat moderne a été durement conquise, et ce aussi – bien sûr pas uniquement – avec la référence plus ou moins consciente aux valeurs fondatrices du christianisme. Cela explique qu’en Europe et en Italie de nombreux juristes de foi chrétienne aient figuré parmi les plus ardents défenseurs de l’Etat laïque. (…)

11.5. Le lien entre christianisme et liberté implique une cohérence historique logique non immédiatement perceptible – à l’image d’un fleuve karstique qui n’aurait été exploré qu’à une époque récente, précisément parce qu’en grande partie souterrain –, et ce aussi parce que dans le parcours tourmenté des rapports entre les Etats et les Eglises d’Europe on voit bien plus facilement les nombreuses tentatives de ces dernières pour interférer dans les questions d’Etat, et vice-versa, tout comme ont été assez fréquents l’abandon des idéaux chrétiens pourtant proclamés, pour des raisons de pouvoir, et les oppositions quelquefois violentes entre gouvernements et autorités religieuses.

11.6. Par ailleurs, si l’on adopte une optique prospective, dans le noyau central et constant de la foi chrétienne, malgré l’inquisition, l’antisémitisme et les croisades, on peut aisément identifier les principes de dignité humaine, de tolérance, de liberté y compris religieuse, et donc, en dernière analyse, le fondement de l’Etat laïque.

11.7. En regardant bien l’histoire, donc en prenant de la hauteur et non en restant au fond de la vallée, on discerne une perceptible affinité (mais non une identité) entre le « noyau dur » du christianisme qui, faisant primer la charité par rapport à tout autre aspect, y compris la foi, met l’accent sur l’acceptation de la différence, et le « noyau dur » de la Constitution républicaine, qui consiste en la valorisation solidaire de la liberté de chacun et donc en la garantie juridique du respect d’autrui. L’harmonie demeure même si, autour de ces noyaux – tous deux centrés sur la dignité humaine –, se sont avec le temps incrustés de nombreux éléments, quelques-uns si épais qu’ils dissimulent les noyaux, en particulier celui du christianisme. (…)

11.9. On peut donc soutenir que, dans la réalité sociale actuelle, le crucifix est à considérer non seulement comme un symbole d’une évolution historique et culturelle, et donc de l’identité de notre peuple, mais aussi en tant que symbole d’un système de valeurs – liberté, égalité, dignité humaine et tolérance religieuse, et donc également laïcité de l’Etat –, principes qui innervent notre charte constitutionnelle.

En d’autres termes, les principes constitutionnels de liberté possèdent de nombreuses racines, parmi lesquelles figure indéniablement le christianisme, dans son essence même. Il serait donc légèrement paradoxal d’exclure un signe chrétien d’une structure publique au nom de la laïcité, dont l’une des sources lointaines est précisément la religion chrétienne.

12.1. Ce tribunal n’ignore certes pas que l’on a par le passé attribué au symbole du crucifix d’autres valeurs comme, à l’époque du Statut Albertin, celle du signe du catholicisme entendu comme religion de l’Etat, utilisé donc pour christianiser un pouvoir et consolider une autorité.

Ce tribunal sait bien, par ailleurs, qu’aujourd’hui encore on peut donner différentes interprétations au symbole de la croix, et avant tout une interprétation strictement religieuse renvoyant au christianisme en général et au catholicisme en particulier. Il est également conscient que certains élèves fréquentant l’école publique pourraient librement et légitimement attribuer à la croix des valeurs encore différentes, comme le signe d’une inacceptable préférence pour une religion par rapport à d’autres, ou d’une atteinte à la liberté individuelle et donc à la laïcité de l’Etat, à la limite d’une référence au césaropapisme ou à l’inquisition, voire d’un bon gratuit de catéchisme tacitement distribué même aux non-croyants en un lieu qui ne s’y prête pas, ou enfin d’une propagande subliminale en faveur des confessions chrétiennes. Si ces points de vue sont tous respectables, ils sont au fond dénués de pertinence en l’espèce. (…)

12.6. Il faut souligner que le symbole du crucifix ainsi entendu revêt aujourd’hui, par ses références aux valeurs de tolérance, une portée particulière dans la considération que l’école publique italienne est actuellement fréquentée par de nombreux élèves extracommunautaires, auxquels il est relativement important de transmettre les principes d’ouverture à la diversité et de refus de tout intégrisme – religieux ou laïque – qui imprègnent notre système. Notre époque est marquée par une rencontre bouillonnante avec d’autres cultures, et pour éviter que cette rencontre ne se transforme en heurt, il est indispensable de réaffirmer même symboliquement notre identité, d’autant plus que celle-ci se caractérise précisément par les valeurs de respect de la dignité de tout être humain et d’universalisme solidaire. (…)

13.2. En fait, les symboles religieux en général impliquent un mécanisme logique d’exclusion ; en effet, le point de départ de toute foi religieuse est précisément la croyance en une entité supérieure, raison pour laquelle les adhérents, ou les fidèles, se trouvent par définition et conviction dans le vrai. En conséquence et de manière inévitable, l’attitude de celui qui croit face à celui qui ne croit pas, et qui donc s’oppose implicitement à l’être suprême, est une attitude d’exclusion. (…)

13.3. Le mécanisme logique d’exclusion de l’infidèle est inhérent à toute conviction religieuse, même si les intéressés n’en sont pas conscients, la seule exception étant le christianisme – là où il est bien compris, ce qui bien sûr n’a pas toujours été et n’est pas toujours le cas, pas même grâce à celui qui se proclame chrétien –, pour lequel la foi même en l’omniscient est secondaire par rapport à la charité, c’est-à-dire au respect du prochain. Il s’ensuit que le rejet d’un non-croyant par un chrétien implique la négation radicale du christianisme lui-même, une abjuration substantielle ; mais cela ne vaut pas pour les autres fois religieuses, pour lesquelles pareille attitude reviendra, au pire, à violer un important précepte.

13.4. La croix, symbole du christianisme, ne peut donc exclure quiconque sans se nier elle-même ; elle constitue même en un certain sens le signe universel de l’acceptation et du respect de tout être humain en tant que tel, indépendamment de toute croyance, religieuse ou non, pouvant être la sienne.

14.1. Il n’est guère besoin d’ajouter que la croix en classe, correctement comprise, fait abstraction des libres convictions de chacun, n’exclut personne et bien sûr n’impose et ne prescrit rien à quiconque, mais implique simplement, au cœur des finalités de l’éducation et de l’enseignement de l’école publique, une réflexion – nécessairement guidée par les enseignants – sur l’histoire italienne et sur les valeurs communes de notre société juridiquement retranscrites dans la Constitution, parmi lesquelles, en premier lieu, la laïcité de l’Etat. (…) »

16.  Saisi par la requérante, le Conseil d’Etat confirma que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques trouvait son fondement légal dans l’article 118 du décret royal du 30 avril 1924 et l’article 119 du décret royal du 26 avril 1928 et, eu égard à la signification qu’il fallait lui donner, était compatible avec le principe de laïcité. Sur ce point, il jugea en particulier qu’en Italie, le crucifix symbolisait l’origine religieuse des valeurs (la tolérance, le respect mutuel, la valorisation de la personne, l’affirmation de ses droits, la considération pour sa liberté, l’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, la solidarité humaine, le refus de toute discrimination) qui caractérisent la civilisation italienne. En ce sens, exposé dans les salles de classes, le crucifix pouvait remplir – même dans une perspective « laïque » distincte de la perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves. Selon le Conseil d’Etat,  il faut y voir un symbole capable de refléter les sources remarquables des valeurs civiles susmentionnées, valeurs qui définissent la laïcité dans l’ordre juridique actuel de l’Etat.

Daté du 13 avril 2006, l’arrêt (no 556) est ainsi motivé :

« (…) la Cour constitutionnelle a plusieurs fois reconnu dans la laïcité un principe suprême de notre ordre constitutionnel, capable de résoudre certaines questions de légitimité constitutionnelle (parmi de nombreux arrêts, voir ceux qui portent sur les normes relatives au caractère obligatoire de l’enseignement religieux à l’école ou à la compétence juridictionnelle quant aux affaires concernant la validité du lien matrimonial contracté selon le droit canonique et consigné dans les registres de l’état civil).

Il s’agit d’un principe qui n’est pas proclamé en termes exprès dans notre charte fondamentale, d’un principe qui, empli de résonances idéologiques et d’une histoire controversée, revêt néanmoins une importance juridique qui peut se déduire des normes fondamentales de notre système. En réalité, la Cour tire ce principe spécifiquement des articles 2, 3, 7, 8, 19 et 20 de la Constitution.

Ce principe utilise un symbole linguistique (« laïcité ») qui indique de manière abrégée certains aspects significatifs des dispositions susmentionnées, dont les contenus établissent les conditions d’usage selon lesquelles ce symbole doit s’entendre et fonctionne. Si ces conditions spécifiques d’usage n’étaient pas établies, le principe de « laïcité » demeurerait confiné aux conflits idéologiques et pourrait difficilement être utilisé dans le cadre juridique.

De ce cadre, les conditions d’usage sont bien sûr déterminées par référence aux traditions culturelles et aux coutumes de chaque peuple, pour autant que ces traditions et coutumes se reflètent dans l’ordre juridique. Or celui-ci diffère d’une nation à l’autre. (…)

Dans le cadre de cette instance juridictionnelle et du problème dont elle est saisie, à savoir la légitimité de l’exposition du crucifix dans les salles de classe, prévue par les autorités compétentes en application de normes réglementaires, il s’agit concrètement et plus simplement de vérifier si cette prescription porte ou non atteinte au contenu des normes fondamentales de notre ordre constitutionnel, qui donnent une forme et une substance au principe de « laïcité » qui caractérise aujourd’hui l’Etat italien et auquel le juge suprême des lois s’est plusieurs fois référé.

De toute évidence, le crucifix est en lui-même un symbole qui peut revêtir diverses significations et servir à des fins diverses, avant tout pour le lieu où il a été placé.

Dans un lieu de culte, le crucifix est justement et exclusivement un « symbole religieux », puisqu’il vise à susciter une adhésion respectueuse envers le fondateur de la religion chrétienne.

Dans un cadre non religieux comme l’école, laquelle est destinée à l’éducation des jeunes, le crucifix peut encore revêtir pour les croyants les valeurs religieuses susmentionnées, mais, pour les croyants comme pour les non-croyants, son exposition se trouve justifiée et possède une signification non discriminatoire du point de vue religieux s’il est capable de représenter et d’évoquer de manière synthétique et immédiatement perceptible et prévisible (comme tout symbole) des valeurs civilement importantes, en particulier les valeurs qui sous-tendent et inspirent notre ordre constitutionnel, fondement de notre vie civile. En ce sens, le crucifix peut remplir – même dans une perspective « laïque » distincte de la perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves.

Or il est évident qu’en Italie le crucifix est capable d’exprimer, du point de vue symbolique justement mais de manière adéquate, l’origine religieuse des valeurs que sont la tolérance, le respect mutuel, la valorisation de la personne, l’affirmation de ses droits, la considération pour sa liberté, l’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, la solidarité humaine, le refus de toute discrimination, qui caractérisent la civilisation italienne.

Ces valeurs, qui ont imprégné des traditions, un mode de vie, la culture du peuple italien, sont à la base et ressortent des normes fondamentales de notre charte fondamentale – contenues dans les « Principes fondamentaux » et la première partie – et singulièrement de celles qui ont été rappelées par la Cour constitutionnelle et qui délimitent la laïcité propre à l’Etat italien.

La référence, au travers du crucifix, à l’origine religieuse de ces valeurs et à leur pleine et entière correspondance avec les enseignements chrétiens met donc en évidence les sources transcendantes desdites valeurs, ce sans remettre en cause, voire en confirmant, l’autonomie (mais non l’opposition, implicite dans une interprétation idéologique de la laïcité qui ne trouve aucun pendant dans notre charte fondamentale) de l’ordre temporel face à l’ordre spirituel, et sans rien enlever à leur « laïcité » particulière, adaptée au contexte culturel propre à l’ordre fondamental de l’Etat italien et manifesté par lui. Ces valeurs sont donc vécues dans la société civile de manière autonome (de fait non contradictoire) à l’égard de la société religieuse, de sorte qu’elles peuvent être consacrées « laïquement » par tous, indépendamment de l’adhésion à la confession qui les a inspirées et défendues.

Comme à tout symbole, on peut imposer ou attribuer au crucifix des significations diverses et contrastées ; on peut même en nier la valeur symbolique pour en faire un simple bibelot qui aura tout au plus une valeur artistique. On ne saurait toutefois concevoir un crucifix exposé dans une salle de classe comme un bibelot, un objet de décoration, ni davantage comme un objet du culte. Il faut plutôt le concevoir comme un symbole capable de refléter les sources remarquables des valeurs civiles rappelées ci-dessus, des valeurs qui définissent la laïcité dans l’ordre juridique actuel de l’Etat. (…) »

II.  L’EVOLUTION DU DROIT ET DE LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17.  L’obligation d’accrocher un crucifix dans les salles de classe des écoles primaires était prévue par l’article 140 du décret royal no 4336 du 15 septembre 1860 du royaume de Piémont-Sardaigne, pris en application de la loi no 3725 du 13 novembre 1859 aux termes de laquelle « chaque école devra[it] sans faute être pourvue (…) d’un crucifix » (article 140).

En 1861, année de naissance de l’Etat italien, le Statut du Royaume de Piémont-Sardaigne de 1848 devint la Charte constitutionnelle du royaume d’Italie ; il énonçait notamment que « la religion catholique apostolique et romaine [était] la seule religion de l’Etat [et que] les autres cultes existants [étaient] tolérés en conformité avec la loi ».

18.  La prise de Rome par l’armée italienne, le 20 septembre 1870, à la suite de laquelle Rome fut annexée et proclamée capitale du nouveau Royaume d’Italie, provoqua une crise des relations entre l’Etat et l’Eglise catholique. Par la loi no 214 du 13 mai 1871, l’Etat italien réglementa unilatéralement les relations avec l’Eglise et accorda au pape un certain nombre de privilèges pour le déroulement régulier de l’activité religieuse. Selon les requérants, l’exposition de crucifix dans les établissements scolaires tomba petit à petit en désuétude.

19.  Lors de la période fasciste, l’Etat prit une série de mesures visant à faire respecter l’obligation d’exposer le crucifix dans les salles de classe.

Ainsi, notamment, le ministère de l’Instruction publique prit, le 22 novembre 1922, une circulaire (no 68) ainsi libellée : « (…) ces dernières années, dans beaucoup d’écoles primaires du Royaume l’image du Christ et le portrait du Roi ont été enlevés. Cela constitue une violation manifeste et non tolérable d’une disposition réglementaire et surtout une atteinte à la religion dominante de l’Etat ainsi qu’à l’unité de la Nation. Nous intimons alors à toutes les administrations municipales du Royaume l’ordre de rétablir dans les écoles qui en sont dépourvues les deux symboles sacrés de la foi et du sentiment national. »

Le 30 avril 1924 fut adopté le décret royal no 965 du 30 avril 1924 portant règlement intérieur des établissements d’instruction moyenne (ordinamento interno delle giunte e dei regi istituti di istruzione media), dont l’article 118 est ainsi libellé :

« Chaque établissement scolaire doit avoir le drapeau national, chaque salle de classe l’image du crucifix et le portrait du roi. »

Quant au décret royal no 1297 du 26 avril 1928, portant approbation du règlement général des services d’enseignement primaire (approvazione del regolamento generale sui servizi dell’istruzione elementare), il précise en son article 119 que le crucifix figure parmi les « équipements et matériels nécessaires aux salles de classe des écoles ».

20.  Les Pactes du Latran, signés le 11 février 1929, marquèrent la « Conciliation » de l’Etat italien et de l’Eglise catholique. Le catholicisme fut confirmé comme la religion officielle de l’Etat italien, l’article 1er du traité étant ainsi libellé :

« L’Italie reconnaît et réaffirme le principe consacré par l’article 1er du Statut Albertin du Royaume du 4 mars 1848, selon lequel la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l’Etat. »

21.  En 1948, l’Etat italien adopta sa Constitution républicaine, dont l’article 7 établit que « l’Etat et l’Église catholique sont, chacun dans son ordre, indépendants et souverains[, que] leurs rapports sont réglementés par les pactes du Latran[, et que] les modifications des pactes, acceptées par les deux parties, n’exigent pas de procédure de révision constitutionnelle ». Par ailleurs, l’article 8 énonce que « toutes les confessions religieuses sont également libres devant la loi[, que] les confessions religieuses autres que la confession catholique ont le droit de s’organiser selon leurs propres statuts, en tant qu’ils ne s’opposent pas à l’ordre juridique italien[, et que] leurs rapports avec l’Etat sont fixés par la loi sur la base d’ententes avec leurs représentants respectifs ».

22.  Le protocole additionnel au nouveau concordat, du 18 février 1984, ratifié par la loi no 121 du 25 mars 1985, énonce que le principe posé par les pactes du Latran selon lequel la religion catholique est la seule religion de l’Etat n’est plus en vigueur.

23.  Dans un arrêt du 12 avril 1989 (no 203), rendu dans le contexte de l’examen de la question du caractère non obligatoire de l’enseignement de la religion catholique dans les écoles publiques, la Cour constitutionnelle a conclu que le principe de laïcité a valeur constitutionnelle, précisant qu’il implique non que l’Etat soit indifférent face aux religions mais qu’il garantisse la sauvegarde de la liberté de religion dans le pluralisme confessionnel et culturel.

Saisie en la présente espèce de la question de la conformité à ce principe de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la Cour constitutionnelle s’est déclarée incompétente eu égard à la nature réglementaire des textes prescrivant cette présence (ordonnance du 15 décembre 2004, no 389 ; paragraphe 14 ci-dessus). Conduit à examiner cette question, le Conseil d’Etat a jugé que, vu la signification qu’il y avait lieu de lui donner, la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques était compatible avec le principe de laïcité (arrêt du 13 février 2006, no 556 ; paragraphe 16 ci-dessus).

Dans une affaire distincte, la Cour de cassation avait conclu à l’inverse du Conseil d’Etat dans le contexte d’une procédure pénale dirigée contre une personne poursuivie pour avoir refusé d’assumer la charge de scrutateur dans un bureau de vote au motif qu’un crucifix s’y trouvait. Dans son arrêt du 1er mars 2000 (no 439), elle a en effet jugé que cette présence portait atteinte aux principes de laïcité et d’impartialité de l’Etat ainsi qu’au principe de liberté de conscience de ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce symbole. Elle a rejeté expressément la thèse selon laquelle l’exposition du crucifix trouverait sa justification dans ce qu’il serait le symbole d’une « civilisation entière ou de la conscience éthique collective » et – la Cour de cassation citait là les termes utilisés par le Conseil d’Etat dans un avis du 27 avril 1988 (no 63) – symboliserait ainsi une « valeur universelle, indépendante d’une confession religieuse spécifique ».

24.  Le 3 octobre 2002, le ministre de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche a adopté la directive (no 2666) suivante :

« (…) Le ministre

(…) Considérant que la présence de crucifix dans les salles de classe trouve son fondement dans les normes en vigueur, qu’elle ne viole ni le pluralisme religieux ni les objectifs de formation pluriculturelle de l’École italienne et qu’elle ne saurait être considérée comme une limitation de la liberté de conscience garantie par la Constitution puisqu’elle n’évoque pas une confession spécifique mais constitue uniquement une expression de la civilisation et de la culture chrétienne et qu’elle fait donc partie du patrimoine universel de l’humanité ;

Ayant évalué l’opportunité, dans le respect des différentes appartenances, convictions et croyances, que tout établissement scolaire, dans le cadre de sa propre autonomie et sur décision de ses organes collégiaux compétents, rende disponible un local spécial réservé, hors de toute obligation et horaires de service, au recueillement et à la méditation des membres de la communauté scolaire qui le désirent ;

Prend la directive suivante :

Le service compétent du ministère (…) prendra les dispositions nécessaires pour que :

1) les responsables scolaires assurent la présence de crucifix dans les salles de classe ;

2) Tous les établissements scolaires, dans le cadre de leur propre autonomie et sur décision des membres de leurs organes collégiaux, mettent à disposition un local spécial à réserver, hors de toute obligation et horaires de service, au recueillement et à la méditation des membres de la communauté scolaire qui le désirent (…) »
25.  Les articles 19, 33 et 34 de la Constitution sont ainsi libellés :

Article 19

« Tout individu a le droit de professer librement sa foi religieuse sous quelque forme que ce soit, individuelle ou collective, d’en faire propagande et d’en exercer le culte en privé ou en public, à condition qu’il ne s’agisse pas de rites contraires aux bonnes mœurs. »

Article 33

« L’art et la science sont libres ainsi que leur enseignement.

La République fixe les règles générales concernant l’instruction et crée des écoles publiques pour tous les ordres et tous les degrés. (…) »

Article 34

« L’enseignement est ouvert à tous.

L’instruction de base, dispensée durant au moins huit ans, est obligatoire et gratuite. (…) »

III.  APERÇU DU DROIT ET DE LA PRATIQUE AU SEIN DES ETATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE S’AGISSANT DE LA PRESENCE DE SYMBOLES RELIGIEUX DANS LES ECOLES PUBLIQUES

26.  Dans une très nette majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe, la question de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique.

27.  La présence de symboles religieux dans les écoles publiques n’est expressément interdite que dans un petit nombre d’Etats membres : en ex-République yougoslave de Macédoine, en France (sauf en Alsace et en Moselle) et en Géorgie.

Elle n’est expressément prévue – outre en Italie – que dans quelques Etats membres : en Autriche, dans certains Länder d’Allemagne et communes suisses, et en Pologne. Il y a lieu néanmoins de relever que l’on trouve de tels symboles dans les écoles publiques de certains des Etats membres où la question n’est pas spécifiquement réglementée tels que l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, Malte, Saint-Marin et la Roumanie.

28.  Les hautes juridictions d’un certain nombre d’Etats membres ont été amenées à examiner la question.

En Suisse, le Tribunal fédéral a jugé une ordonnance communale prévoyant la présence d’un crucifix dans les salles de classes des écoles primaires incompatible avec les exigences de la neutralité confessionnelle consacrée par la Constitution fédérale, sans toutefois condamner cette présence en d’autres lieux dans les établissements scolaires (26 septembre 1990 ; ATF 116 1a 252).

En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a jugé une ordonnance bavaroise similaire contraire au principe de neutralité de l’Etat et difficilement compatible avec la liberté de religion des enfants ne se reconnaissant pas dans la religion catholique (16 mai 1995 ; BVerfGE 93,1). Le Parlement bavarois a pris ensuite une nouvelle ordonnance maintenant cette mesure mais prévoyant la possibilité pour les parents d’invoquer leurs convictions religieuses ou laïques pour contester la présence de crucifix dans les salles de classes fréquentées par leurs enfants, et mettant en place un mécanisme destiné le cas échéant à trouver un compromis ou une solution individualisée.

En Pologne, saisie par l’Ombudsman de l’ordonnance du ministre de l’Éducation du 14 avril 1992 prévoyant notamment la possibilité d’exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la Cour constitutionnelle a conclu que cette mesure était compatible avec la liberté de conscience et de religion et le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat garantis par l’article 82 de la Constitution dès lors qu’elle ne faisait pas une obligation de cette exposition (20 avril 1993 ; no U 12/32).

En Roumanie, la Cour suprême a annulé une décision du Conseil national pour la lutte contre la discrimination du 21 novembre 2006 qui recommandait au ministère de l’Education de réglementer la question de la présence de symboles religieux dans les établissements publics d’enseignement et, en particulier, de n’autoriser l’exposition de tels symboles que durant les cours de religion ou dans les salles destinées à l’enseignement religieux. La haute juridiction a notamment considéré que la décision d’afficher de tels symboles dans les établissements d’enseignement devait appartenir à la communauté formée par les professeurs, les élèves et les parents de ces derniers (11 juin 2008 ; no 2393).

En Espagne, statuant dans le cadre d’une procédure initiée par une association militant pour une école laïque qui avait vainement requis le retrait des symboles religieux des établissements scolaires, le tribunal supérieur de justice de Castille-et-León a jugé que lesdits établissements devaient procéder à ce retrait en cas de demande explicite des parents d’un élève (14 décembre 2009 ; no 3250).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1 ET DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

29.  Les requérants se plaignent du fait que des crucifix étaient accrochés dans les salles de classe de l’école publique où étaient scolarisés les deuxième et troisième requérants. Ils y voient une violation du droit à l’instruction, que l’article 2 du Protocole no 2 garantit en ces termes :

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

Ils déduisent également de ces faits une méconnaissance de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion consacré par l’article 9 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.  L’arrêt de la chambre

30.  Dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre conclut à une violation de l’article 2 du Protocole no 1 examiné conjointement avec l’article 9 de la Convention.

31.  Tout d’abord, la chambre déduit des principes relatifs à l’interprétation de l’article 2 du Protocole no 1 qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, une obligation pour l’Etat de s’abstenir d’imposer, même indirectement, des croyances, dans les lieux où les personnes sont dépendantes de lui ou dans les endroits où elles sont particulièrement vulnérables, soulignant que la scolarisation des enfants représente un secteur particulièrement sensible à cet égard.

Ensuite, elle retient que, parmi la pluralité de significations que le crucifix peut avoir, la signification religieuse est prédominante. Elle considère en conséquence que la présence obligatoire et ostentatoire du crucifix dans les salles de classes était de nature non seulement à heurter les convictions laïques de la requérante dont les enfants étaient alors scolarisés dans une école publique, mais aussi à perturber émotionnellement les élèves professant une autre religion que la religion chrétienne ou ne professant aucune religion. Sur ce tout dernier point, la chambre souligne que la liberté de religion « négative » n’est pas limitée à l’absence de services religieux ou d’enseignement religieux : elle s’étend aux pratiques et aux symboles exprimant, en particulier ou en général, une croyance, une religion ou l’athéisme. Elle ajoute que ce « droit négatif » mérite une protection particulière si c’est l’Etat qui exprime une croyance et si la personne est placée dans une situation dont elle ne peut se dégager ou seulement au prix d’efforts et d’un sacrifice disproportionnés.

Selon la chambre, l’Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l’éducation publique, où la présence aux cours est requise sans considération de religion et qui doit chercher à inculquer aux élèves une pensée critique. Elle ajoute ne pas voir comment l’exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d’un symbole qu’il est raisonnable d’associer à la religion majoritaire en Italie, pourrait servir le pluralisme éducatif qui est essentiel à la préservation d’une « société démocratique » telle que la conçoit la Convention.

32.  La chambre conclut que « l’exposition obligatoire d’un symbole d’une confession donnée dans l’exercice de la fonction publique relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle gouvernemental, en particulier dans les salles de classe, restreint le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés de croire ou de ne pas croire ». D’après elle, cette mesure emporte violation de ces droits car « les restrictions sont incompatibles avec le devoir incombant à l’Etat de respecter la neutralité dans l’exercice de la fonction publique, en particulier dans le domaine de l’éducation » (§ 57 de l’arrêt).

B.  Les thèses des parties

1.  Le Gouvernement

33.  Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

34. Il regrette que la chambre n’ait pas disposé d’une étude de droit comparé portant sur les relations entre l’Etat et les religions et sur la question de l’exposition de symboles religieux dans les écoles publiques. Selon lui, elle s’est de la sorte privée d’un élément essentiel, dès lors qu’une telle étude aurait démontré qu’il n’y a pas d’approche commune en Europe en ces domaines, et aurait conduit en conséquence au constat que les Etats membres disposent d’une marge d’appréciation particulièrement importante ; ainsi, l’arrêt de chambre omet de prendre cette marge d’appréciation en considération, éludant de la sorte un aspect fondamental de la problématique.

35.  Il reproche aussi à l’arrêt de la chambre de déduire du concept de «  neutralité » confessionnelle un principe d’exclusion de toute relation entre l’Etat et une religion donnée, alors que la neutralité suppose une prise en compte de toutes les religions par l’autorité publique. L’arrêt reposerait ainsi sur une confusion entre « neutralité » (un « concept inclusif ») et « laïcité » (un « concept exclusif »). De plus, selon le Gouvernement, la neutralité implique que les Etats s’abstiennent de promouvoir non seulement une religion donnée mais aussi l’athéisme, le « laïcisme » étatique n’étant pas moins problématique que le prosélytisme étatique. L’arrêt de la chambre reposerait ainsi sur un malentendu, et aboutirait à favoriser une approche areligieuse ou antireligieuse dont la requérante, membre de l’union des athées et agnostiques rationalistes, serait militante.

36.  Le Gouvernement poursuit en soulignant qu’il faut tenir compte du fait qu’un même symbole peut être interprété différemment d’une personne à l’autre. Il en irait ainsi en particulier de la « croix », qui pourrait être perçue non seulement comme un symbole religieux, mais aussi comme un symbole culturel et identitaire, celui des principes et valeurs qui fondent la démocratie et la civilisation occidentale ; ainsi figure-t-elle sur les drapeaux de plusieurs pays européens. Le Gouvernement ajoute que, quelle que soit sa force évocatrice, une « image » est un symbole « passif », dont l’impact sur les individus n’est pas comparable à celui d’un « comportement actif » ; or nul ne prétend en l’espèce que le contenu de l’enseignement dispensé en Italie est influencé par la présence de crucifix dans les salles de classes.

Il précise que cette présence est l’expression d’une « particularité nationale », caractérisée notamment par des rapports étroits entre l’Etat, le peuple et le catholicisme, qui s’expliquent par l’évolution historique, culturelle et territoriale de l’Italie ainsi que par un enracinement profond et ancien des valeurs du catholicisme. Maintenir les crucifix en ces lieux revient donc à préserver une tradition séculaire. Selon lui, le droit des parents au respect de leur « culture familiale » ne doit porter atteinte ni à celui de la communauté de transmettre sa culture ni à celui des enfants de la découvrir. De plus, en se contentant d’un « risque potentiel » de perturbation émotionnelle pour conclure à une violation des droits à l’instruction et à la liberté de pensée, de conscience et religion, la chambre aurait considérablement élargi le champ d’application de ceux-ci.

37.  Renvoyant notamment à l’arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994 (série A no 295-A), le Gouvernement souligne que, s’il y a lieu de prendre en compte le fait que la religion catholique est celle d’une très grande majorité d’Italiens, ce n’est pas pour en tirer une circonstance aggravante comme l’a fait la chambre. La Cour se devrait au contraire de reconnaître et protéger les traditions nationales ainsi que le sentiment populaire dominant, et de laisser à chaque Etat le soin d’équilibrer les intérêts qui s’opposent. Il résulterait d’ailleurs de la jurisprudence de la Cour que des programmes scolaires ou des dispositions qui consacrent une prépondérance de la religion majoritaire ne caractérisent pas en eux-mêmes une influence indue de l’Etat ou une tentative d’endoctrinement, et que la Cour doit respecter les traditions et principes constitutionnels relatifs aux rapports entre l’Etat et les religions – dont en l’espèce l’approche particulière de la laïcité qui prévaut en Italie – et prendre en compte le contexte de chaque Etat.

38.  Estimant par ailleurs que la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 ne vaut que pour les programmes scolaires, il critique l’arrêt de la chambre en ce qu’il conclut à une violation sans indiquer en quoi la seule présence d’un crucifix dans les salles de classe fréquentées par les enfants de la requérante était de nature à réduire substantiellement ses possibilités de les éduquer selon ses convictions, indiquant pour seul motif que les élèves se sentiraient éduqués dans un environnement scolaire marqué par une religion donnée. Il ajoute que ce motif est erroné à l’aune de la jurisprudence de la Cour, dont il ressort notamment, d’une part que la Convention ne fait obstacle ni à ce que les Etats membres aient une religion d’Etat, ni à ce qu’ils montrent une préférence pour une religion donnée, ni à ce qu’ils fournissent aux élèves un enseignement religieux plus poussé s’agissant de la religion dominante et, d’autre part, qu’il faut prendre en compte le fait que l’influence éducative des parents est autrement plus grande que celle de l’école.

39.  D’après le Gouvernement, la présence du crucifix dans les salles de classe contribue légitimement à faire comprendre aux enfants la communauté nationale dans laquelle ils ont vocation à s’intégrer. Une « influence environnementale » serait d’autant plus improbable que les enfants bénéficient en Italie d’un enseignement permettant le développement d’un sens critique à l’égard de la question religieuse, dans une atmosphère sereine et préservée de toute forme de prosélytisme. De plus, ajoute-t-il, l’Italie opte pour une approche bienveillante à l’égard des religions minoritaires dans le milieu scolaire : le droit positif admet le port du voile islamique et d’autres tenues ou symboles à connotation religieuse ; le début et la fin du ramadan sont souvent fêtés dans les écoles ; l’enseignement religieux est admis pour toutes les confessions reconnues ; les besoins des élèves appartenant à des confessions minoritaires sont pris en compte, les enfants juifs ayant par exemple le droit de ne pas passer d’examens le samedi.

40.  Enfin, le Gouvernement met l’accent sur la nécessité de prendre en compte le droit des parents qui souhaitent que les crucifix soient maintenus dans les salles de classe. Telle serait la volonté de la majorité en Italie ; telle serait aussi celle démocratiquement exprimée en l’espèce par presque tous les membres du conseil d’école. Procéder au retrait des crucifix des salles de classe dans de telles circonstances caractériserait un « abus de position minoritaire ». Cela serait en outre en contradiction avec le devoir de l’Etat d’aider les individus à satisfaire leurs besoins religieux.

2.   Les requérants

41.  Les requérants soutiennent que l’exposition de crucifix dans les salles de classe de l’école publique que les deuxième et troisième d’entre eux fréquentaient constitue une ingérence illégitime dans leur droit à la liberté de pensée et de conscience, et viole le principe de pluralisme éducatif dans la mesure où elle est l’expression d’une préférence de l’Etat pour une religion donnée dans un lieu où se forment les consciences. Ce faisant, l’Etat méconnaîtrait en outre son obligation de protéger tout particulièrement les mineurs contre toute forme de propagande ou d’endoctrinement. De plus, selon les requérants, l’environnement éducatif étant marqué de la sorte par un symbole de la religion dominante, l’exposition de crucifix dénoncée méconnaît le droit des deuxième et troisième requérants à recevoir une éducation ouverte et pluraliste visant au développement d’une capacité de jugement critique. Enfin, la requérante étant favorable à la laïcité, cela violerait son droit à ce que ses enfants soient éduqués conformément à ses propres convictions philosophiques.

42.  Selon les requérants, le crucifix est sans l’ombre d’un doute un symbole religieux, et vouloir lui attribuer une valeur culturelle tient d’une tentative de défense ultime et inutile. Rien dans le système juridique italien ne permettrait d’avantage d’affirmer qu’il s’agit d’un symbole d’identité nationale : d’après la Constitution, c’est le drapeau qui symbolise cette identité.

De plus, comme l’a souligné la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans son arrêt du 16 mai 1995 (paragraphe 28 ci-dessus), en donnant au crucifix une signification profane, on s’éloignerait de sa signification d’origine et on contribuerait à sa désacralisation. Quant à n’y voir qu’un simple « symbole passif », ce serait nier le fait que comme tous les symboles – et plus que tous les autres –, il matérialise une réalité cognitive, intuitive et émotionnelle qui dépasse ce qui est immédiatement perceptible. La Cour constitutionnelle fédérale allemande en aurait d’ailleurs fait le constat, en retenant dans l’arrêt précité que la présence de crucifix dans les salles de classe a un caractère évocateur en ce qu’elle représente le contenu de la foi qu’elle symbolise et sert à lui faire de la « publicité ». Enfin, les requérants rappellent que, dans la décision Dahlab c. Suisse du 15 février 2001 (no 42393/98, CEDH 2001-V), la Cour a noté la force particulière que les symboles religieux prennent en milieu scolaire.

43.  Les requérants soulignent que tout Etat démocratique se doit de garantir la liberté de conscience, le pluralisme, une égalité de traitement des croyances, et la laïcité des institutions. Ils précisent que le principe de laïcité implique avant tout la neutralité de l’Etat, lequel doit se distancier de la sphère religieuse et adopter une attitude identique à l’égard de toutes les orientations religieuses. Autrement dit, la neutralité oblige l’Etat à mettre en place un espace neutre, dans le cadre duquel chacun peut librement vivre ses convictions. En imposant les symboles religieux que sont les crucifix dans les salles de classe, l’Etat italien ferait le contraire.

44.  L’approche que défendent les requérants se distinguerait donc clairement de l’athéisme d’Etat, qui revient à nier la liberté de religion en imposant autoritairement une vision laïque. Vue en termes d’impartialité et de neutralité de l’Etat, la laïcité est à l’inverse un instrument permettant d’affirmer la liberté de conscience religieuse et philosophique de tous.

45.  Les requérants ajoutent qu’il est indispensable de protéger plus particulièrement les croyances et convictions minoritaires, afin de préserver leurs tenants d’un « despotisme de la majorité ». Cela aussi plaiderait en faveur du retrait des crucifix des salles de classes.

46.  En conclusion, les requérants soulignent que si, comme le prétend le Gouvernement, retirer les crucifix des salles de classe des écoles publiques porterait atteinte à l’identité culturelle italienne, les y maintenir est incompatible avec les fondements de la pensée politique occidentale, les principes de l’Etat libéral et d’une démocratie pluraliste et ouverte, et le respect des droits et libertés individuels consacrés par la Constitution italienne comme par la Convention.

C.  Les observations des tiers intervenants

1. Les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin

47.  Dans les observations communes qu’ils ont présentées à l’audience, les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et de la République de Saint-Marin ont indiqué que, selon eux, le raisonnement de la chambre repose sur une compréhension erronée du concept de « neutralité », qu’elle aurait confondu avec celui de « laïcité ». Ils ont souligné à cet égard que les rapports entre l’Etat et l’Eglise sont réglés de manière variable d’un pays européen à l’autre, et que plus de la moitié de la population européenne vit dans un pays non laïque. Ils ont ajouté qu’inévitablement, des symboles de l’Etat sont présents dans les lieux où l’éducation publique est dispensée, et que nombre de ces symboles ont une origine religieuse, la croix – qui serait autant un symbole national que religieux – n’en étant que l’exemple le plus visible. Selon eux, dans les Etats européens non laïques, la présence de symboles religieux dans l’espace public est largement tolérée par les adeptes de la laïcité, comme faisant partie de l’identité nationale ; il ne faudrait pas que des Etats aient à renoncer à un élément de leur identité culturelle simplement parce qu’il a une origine religieuse. Le raisonnement suivi par la chambre ne serait pas l’expression du pluralisme qui innerve le système de la Convention, mais celle des valeurs de l’Etat laïque ; l’appliquer à l’ensemble de l’Europe reviendrait à « américaniser » celle-ci dans la mesure où s’imposeraient à tous une seule et même règle et une rigide séparation de l’Eglise et de l’Etat.

D’après eux, opter pour la laïcité est un point de vue politique, respectable certes, mais pas neutre ; ainsi, dans la sphère de l’éducation, un Etat qui soutient le laïc par opposition au religieux n’est pas neutre. Pareillement, retirer des crucifix de salles de classes où ils ont toujours été ne serait pas sans conséquences éducatives. En réalité, que l’option retenue par les Etats soit d’admettre ou non la présence de crucifix dans les salles de classe, ce qui importerait serait la place que les programmes et l’enseignement scolaires font à la tolérance et au pluralisme.

Les gouvernements intervenants n’excluent pas qu’il puisse se trouver des situations où les choix d’un Etat dans ce domaine seraient inacceptables. Il appartiendrait toutefois aux individus d’en faire la démonstration, et la Cour ne devrait intervenir que dans les cas extrêmes.

2. Le gouvernement de la Principauté de Monaco

48.  Le gouvernement intervenant déclare partager le point de vue du gouvernement défendeur selon lequel, placé dans les écoles, le crucifix est un « symbole passif », que l’on trouve sur les armoiries ou drapeaux de nombreux Etats et qui en l’espèce témoigne d’une identité nationale enracinée dans l’histoire. De plus, indivisible, le principe de neutralité de l’Etat obligerait les autorités à s’abstenir d’imposer un symbole religieux là où il n’y en a jamais eu comme de le retirer là où il y en a toujours eu.

3. Le gouvernement de la Roumanie

49.  Le gouvernement intervenant estime que la chambre n’a pas suffisamment tenu compte de la large marge d’appréciation dont les Etats contractants disposent lorsque des questions sensibles sont en jeu et qu’il n’y a pas de consensus à l’échelle européenne. Il rappelle que la jurisprudence de la Cour reconnaît en particulier auxdits Etats une importante marge d’appréciation dans le domaine du port de symboles religieux dans les établissements publics d’enseignement ; il considère qu’il doit en aller de même pour l’exposition de symboles religieux dans de tels lieux. Il souligne en outre que l’arrêt de la chambre repose sur le postulat que l’exposition de symboles religieux dans les écoles publiques enfreint les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1, ce qui contredit le principe de neutralité dès lors que cela oblige, le cas échéant, les Etats contractants à intervenir pour retirer lesdits symboles. Selon lui, ce principe est mieux servi lorsque les décisions de ce type sont prises par la communauté formée par les professeurs, les élèves et les parents. En tout état de cause, dès lors qu’elle n’est pas associée à des obligations particulières relatives à la religion, la présence de crucifix dans les salles de classe ne toucherait pas suffisamment les sentiments religieux des uns ou des autres pour qu’il y ait violation des dispositions évoquées ci-dessus.

4.  L’organisation non gouvernementale Greek Helsinki Monitor

50.  Selon l’organisation intervenante, on ne peut voir dans le crucifix autre chose qu’un symbole religieux, de sorte que son exposition dans les salles de classe des écoles publiques peut être perçue comme un message institutionnel en faveur d’une religion donnée. Elle rappelle en particulier que la Cour a retenu dans l’affaire Folgerø que la participation des élèves à des activités religieuses peut avoir une influence sur eux, et considère qu’il en va de même lorsqu’ils suivent leur scolarité dans des salles où sont exposés des symboles religieux. Elle attire en outre l’attention de la Cour sur le fait que des enfants ou parents à qui cela pose problème pourraient renoncer à protester par peur de représailles.

5. L’organisation non gouvernementale Associazione nazionale del libero Pensiero

51.  L’organisation intervenante, qui estime que la présence de symboles religieux dans les salles de classe des écoles publiques n’est pas compatible avec les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1, soutient que les restrictions imposées aux droits des requérants n’étaient pas « prévues par la loi » au sens de la jurisprudence de la Cour. Elle souligne à cet égard que l’exposition de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques est prescrite non par la loi mais par des textes règlementaires adoptés durant la période fasciste. Elle ajoute que ces textes ont en tout état de causé été implicitement abrogés par la Constitution de 1947 et la loi de 1985 ratifiant les accords de modification des pactes du Latran de 1929. Elle précise que la chambre criminelle de la Cour de cassation en a ainsi jugé dans un arrêt du 1er mars 2000 (no 4273) relatif au cas similaire de l’exposition de crucifix dans les bureaux de vote, approche qu’elle a réitérée dans un arrêt du 17 février 2009 relatif à l’exposition de crucifix dans les salles d’audience des tribunaux (sans toutefois se prononcer au fond). Il y a donc une divergence de jurisprudence entre le Conseil d’Etat – qui, à l’inverse, juge les textes réglementaires dont il est question applicables – et la Cour de cassation, ce qui affecte le principe de la sécurité juridique, pilier de l’Etat de droit. Or, la Cour constitutionnelle s’étant jugée incompétente, il n’y a pas en Italie de mécanisme permettant de régler ce problème.

6. L’organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice

52.  L’organisation intervenante estime que la chambre a mal répondu à la question que pose l’affaire, qui est celle de savoir si les droits que tire la requérante de la Convention ont en l’espèce été violés du seul fait de la présence de crucifix dans les salles de classe. Selon elle, une réponse négative s’impose. D’une part parce que le « for externe » des enfants de la requérante n’a pas été forcé puisqu’ils n’ont été ni contraints d’agir contre leur conscience ni empêchés d’agir selon leur conscience. D’autre part, parce que leur « for interne » ainsi que le droit de la requérante d’assurer leur éducation conformément à ses convictions philosophiques n’ont pas été violés dès lors que les premiers n’ont été ni contraints de croire ni empêchés de ne pas croire ; ils n’ont pas été endoctrinés ni n’ont subi de prosélytisme intempestif. Elle considère que la chambre a commis une erreur en jugeant que la volonté d’un Etat d’apposer des crucifix dans les salles de classe est contraire à la Convention (alors que telle n’était pas la question qui lui était soumise) : ce faisant, la chambre a créé « une nouvelle obligation, relative non pas aux droits de la requérante, mais à la nature de « l’environnement éducatif » ». D’après l’organisation intervenante, c’est parce qu’elle a été incapable d’établir que les « fors interne ou externe » des enfants de la requérante ont été violés du fait de la présence de crucifix dans les salles de classe que la chambre a créé cette obligation nouvelle de sécularisation complète de l’environnement éducatif, outrepassant ainsi le champ de la requête et les limites de ses compétences.

7.  L’organisation non gouvernementale Eurojuris

53.  L’organisation intervenante marque son accord avec les conclusions de la chambre. Après avoir rappelé le droit positif italien pertinent – et notamment souligné la valeur constitutionnelle du principe de laïcité –, elle renvoie à la jurisprudence de la Cour en ce qu’il en ressort en particulier que l’école ne doit pas être le théâtre du prosélytisme ou de la prédication ; elle se réfère également aux affaires dans lesquelles la Cour a examiné la question du port du voile islamique en des lieux destinés à l’éducation. Elle souligne ensuite que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes est prescrite non par la loi, mais par des règlements hérités de la période fasciste qui reflètent une conception confessionnelle de l’Etat aujourd’hui incompatible avec le principe de laïcité consacré par le droit constitutionnel positif. Elle s’inscrit en faux contre le raisonnement suivi en l’espèce par le juge administratif italien, selon lequel la prescription de la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques est néanmoins compatible avec ce principe dès lors qu’il symbolise des valeurs laïques. Selon elle, d’une part, il s’agit d’un symbole religieux, dans lequel ceux qui ne s’identifient pas au christianisme ne se reconnaissent pas. D’autre part, en prescrivant son exposition dans les salles de classe des écoles publiques, l’Etat confère une dimension particulière à une religion donnée, au détriment du pluralisme.

8.  Les organisations non gouvernementales Commission internationale de juristes, Interights et Human Rights Watch

54. Les organisations intervenantes estiment que la prescription de l’exposition dans les salles de classe des écoles publiques de symboles religieux tels que le crucifix est incompatible avec le principe de neutralité et les droits que les article 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 garantissent aux élèves et à leurs parents. Selon elles, d’une part, le pluralisme éducatif est un principe consacré, mis en exergue non seulement par la jurisprudence de la Cour mais aussi par la jurisprudence de plusieurs juridictions suprêmes et par divers textes internationaux. D’autre part, l’on doit déduire de la jurisprudence de la Cour un devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat à l’égard des croyances religieuses lorsqu’il fournit des services publics, dont l’éducation. Elles précisent que ce principe d’impartialité est reconnu non seulement par les Cours constitutionnelles italienne, espagnole et allemande mais aussi, notamment, par le Conseil d’Etat français et le Tribunal fédéral suisse. Elles ajoutent que, comme en ont jugé plusieurs hautes juridictions, la neutralité de l’Etat à l’égard des religions s’impose d’autant plus en milieu scolaire que, tenus d’assister aux cours, les enfants sont sans défense face à l’endoctrinement lorsque l’école en est le théâtre. Elles rappellent ensuite que la Cour a jugé que, si la Convention n’empêche pas les Etats de répandre par l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances ayant un caractère religieux ou philosophique, ils doivent s’assurer que cela se fait d’une manière objective, critique et pluraliste, exempte d’endoctrinement ; elles soulignent que cela vaut pour toutes les fonctions qu’ils assument dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, y compris lorsqu’il s’agit de l’organisation de l’environnement scolaire.

9. Les organisations non gouvernementales Zentralkomitee der deutschen Katholiken, Semaines sociales de France et Associazioni cristiane Lavoratori italiani

55.  Les organisations intervenantes déclarent partager le point de vue de la chambre selon lequel, si le crucifix a plusieurs significations, il est avant tout le symbole central de la chrétienté. Elles ajoutent toutefois être en désaccord avec sa conclusion, et ne pas voir en quoi la présence de crucifix dans les salles de classe pourrait être « perturbant émotionnellement » pour les élèves ou affecter le développement de leur esprit critique. Selon elles, cette présence ne peut à elle seule être assimilée à un message religieux ou philosophique : il s’agit plutôt d’une manière passive de transmettre des valeurs morales de base. Il faudrait dès lors considérer que la question se rattache aux compétences des Etats en matière de définition des programmes scolaires ; or les parents doivent accepter que certains aspects de l’enseignement public puissent ne pas être complètement en phase avec leurs convictions. Elles ajoutent que l’on ne peut déduire de la seule décision d’un Etat d’exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques qu’il poursuit un but d’endoctrinement prohibé par l’article 2 du Protocole no 1. Elles soulignent qu’il faut faire en l’espèce la balance entre les droits et intérêts des croyants et non-croyants, entre les droits fondamentaux des individus et les intérêts légitimes de la société, et entre l’édiction de normes en matière de droits fondamentaux et la préservation de la diversité européenne. D’après elles, la Cour doit dans ce contexte reconnaître une large marge d’appréciation aux Etats dès lors que l’organisation des rapports entre l’Etat et la religion varie d’un pays à l’autre et que cette organisation – en particulier s’agissant de la place de la religion dans les écoles publiques – a ses racines dans l’histoire, la tradition et la culture de chacun.

10.           Trente-trois membres du Parlement européen agissant collectivement

56.  Les intervenants soulignent que la Cour n’est pas une Cour constitutionnelle et qu’elle doit respecter le principe de subsidiarité et reconnaître une marge d’appréciation particulièrement importante aux Etats contractants non seulement lorsqu’il s’agit de définir les relations entre l’Etat et la religion mais aussi lorsqu’ils exercent leurs fonctions dans le domaine de l’instruction et de l’éducation. D’après eux, en prenant une décision dont l’effet serait d’obliger le retrait des symboles religieux des écoles publiques, la Grande Chambre enverrait un message idéologique radical. Ils ajoutent qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’un Etat qui, pour des raisons liées à son histoire ou à sa tradition, montre une préférence pour une religion donnée, n’outrepasse pas cette marge. Ainsi, selon eux, l’exposition de crucifix dans des édifices publics ne se heurte pas à la Convention, et il ne faut pas voir dans la présence de symboles religieux dans l’espace public une forme d’endoctrinement mais l’expression d’une unité et d’une identité culturelles. Ils ajoutent que dans ce contexte spécifique, les symboles religieux ont une dimension laïque et ne doivent donc pas être supprimés.

D.  L’appréciation de la Cour

57.  En premier lieu, la Cour précise que la seule question dont elle se trouve saisie est celle de la compatibilité, eu égard aux circonstances de la cause, de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes avec les exigences des articles 2 du Protocole no 1 et 9 de la Convention.

Ainsi, en l’espèce, d’une part, elle n’est pas appelée à examiner la question de la présence de crucifix dans d’autres lieux que les écoles publiques. D’autre part, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la compatibilité de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques avec le principe de laïcité tel qu’il se trouve consacré en droit italien.

58.  En second lieu, la Cour souligne que les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le « degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour qu’il s’agisse de « convictions » au sens des articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 (arrêt Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, du 25 février 1982, série A no 48, § 36). Plus précisément, il faut voir là des « convictions philosophiques » au sens de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, dès lors qu’elles méritent « respect « dans une société démocratique » », ne sont pas incompatibles avec la dignité de la personne et ne vont pas à l’encontre du droit fondamental de l’enfant à l’instruction (ibidem).

1.  Le cas de la requérante

a)  Principes généraux

59.  La Cour rappelle qu’en matière d’éducation et d’enseignement, l’article 2 du Protocole no 1 est en principe lex specialis par rapport à l’article 9 de la Convention. Il en va du moins ainsi lorsque, comme en l’espèce, est en jeu l’obligation des Etats contractants – que pose la seconde phrase dudit article 2 – de respecter, dans le cadre de l’exercice des fonctions qu’ils assument dans ce domaine, le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques (arrêt Folgerø et autres c. Norvège [GC] du 29 juin 2007, no 15472/02, CEDH 2007-VIII, § 84).

Il convient donc d’examiner le grief dont il est question principalement sous l’angle de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (voir aussi Appel-Irrgang et autres c. Allemagne (déc.), no 45216/07, 6 octobre 2009, CEDH 2009-..).

60.  Il faut néanmoins lire cette disposition à la lumière non seulement de la première phrase du même article, mais aussi, notamment, de l’article 9 de la Convention (voir, par exemple, l’arrêt Folgerø précité, § 84), qui garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion, dont celle de ne pas adhérer à une religion, et qui met à la charge des Etats contractants un « devoir de neutralité et d’impartialité ».

A cet égard, il convient de rappeler que les Etats ont pour mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l’exercice des diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, notamment entre groupes opposés (voir, par exemple, l’arrêt Leyla Şahin c. Turquie [GC] du 10 novembre 2005, no 44774/98, CEDH 2005-XI, § 107). Cela concerne les relations entre croyants et non-croyants comme les relations entre les adeptes des diverses religions, cultes et croyances.

61.   Le mot « respecter », auquel renvoie l’article 2 du Protocole no 1, signifie plus que reconnaître ou prendre en considération ; en sus d’un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l’Etat une certaine obligation positive (arrêt Campbell et Cosans précité, § 37).

Cela étant, les exigences de la notion de « respect », que l’on retrouve aussi dans l’article 8 de la Convention varient beaucoup d’un cas à l’autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les Etats contractants. Elle implique ainsi que lesdits Etats jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer l’observation de la Convention. Dans le contexte de l’article 2 du Protocole no 1, cette notion signifie en particulier que cette disposition ne saurait s’interpréter comme permettant aux parents d’exiger de l’Etat qu’il organise un enseignement donné (voir Bulski c. Pologne (déc.), nos 46254/99 et 31888/02).

62.  Il convient également de rappeler la jurisprudence de la Cour relative à la place de la religion dans les programmes scolaires (voir essentiellement les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, du 7 décembre 1976, série A no 23, §§ 50-53, Folgerø, précité, § 84, et Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, du 9 octobre 2007, no 1448/04, CEDH 2007-XI, §§ 51-52).

Selon cette jurisprudence, la définition et l’aménagement du programme des études relèvent de la compétence des Etats contractants. Il n’appartient pas, en principe, à la Cour de se prononcer sur ces questions, dès lors que la solution à leur donner peut légitimement varier selon les pays et les époques.

En particulier, la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 n’empêche pas les Etats de répandre par l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique ; elle n’autorise même pas les parents à s’opposer à l’intégration de pareil enseignement ou éducation dans le programme scolaire.

En revanche, dès lors qu’elle vise à sauvegarder la possibilité d’un pluralisme éducatif, elle implique que l’Etat, en s’acquittant de ses fonctions en matière d’éducation et d’enseignement, veille à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens critique à l’égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme. Elle lui interdit de poursuivre un but d’endoctrinement qui pourrait être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses et philosophiques des parents. Là se situe pour les Etats la limite à ne pas dépasser (arrêts précités dans ce même paragraphe, §§ 53, 84h) et 52 respectivement).

b)  Appréciation des faits de la cause à la lumière de ces principes

63.  La Cour ne partage pas la thèse du Gouvernement selon laquelle l’obligation pesant sur les Etats contractants en vertu de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 porte uniquement sur le contenu des programmes scolaires, de sorte que la question de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques sort de son champ d’application.

Il est vrai que nombre d’affaires dans le contexte desquelles la Cour s’est penchée sur cette disposition concernaient le contenu ou la mise en œuvre de programmes scolaires. Il n’en reste pas moins que, comme la Cour l’a d’ailleurs déjà mis en exergue, l’obligation des Etats contractants de respecter les convictions religieuses et philosophiques des parents ne vaut pas seulement pour le contenu de l’instruction et la manière de la dispenser : elle s’impose à eux « dans l’ exercice » de l’ensemble des « fonctions » – selon les termes de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 – qu’ils assument en matière d’éducation et d’enseignement (voir essentiellement les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 50, Valsamis c. Grèce, du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, § 27, et Hasan et Eylem Zengin, précité, § 49, et Folgerø, précité, § 84). Cela inclut sans nul doute l’aménagement de l’environnement scolaire lorsque le droit interne prévoit que cette fonction incombe aux autorités publiques.

Or c’est dans un tel cadre que s’inscrit la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes (voir les articles 118 du décret royal no 965 du 30 avril 1924, 119 du décret royal no 1297 du 26 avril 1928, et 159 et 190 du décret-loi no 297 du 16 avril 1994 ; paragraphes 14 et 19 ci-dessus).

64.  D’un point de vue général, la Cour estime que lorsque l’aménagement de l’environnement scolaire relève de la compétence d’autorités publiques, il faut voir là une fonction assumée par l’Etat dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, au sens de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1.

65.  Il en résulte que la décision relative à la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève des fonctions assumées par l’Etat défendeur dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement et tombe de ce fait sous l’empire de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1. On se trouve dès lors dans un domaine où entre en jeu l’obligation de l’Etat de respecter le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.

66.  Ensuite, la Cour considère que le crucifix est avant tout un symbole religieux. Les juridictions internes l’ont pareillement relevé et, du reste, le Gouvernement ne le conteste pas. Que la symbolique religieuse épuise, ou non, la signification du crucifix n’est pas décisif à ce stade du raisonnement.

Il n’y a pas devant la Cour d’éléments attestant l’éventuelle influence que l’exposition sur des murs de salles de classe d’un symbole religieux pourrait avoir sur les élèves ; on ne saurait donc raisonnablement affirmer qu’elle a ou non un effet sur de jeunes personnes, dont les convictions ne sont pas encore fixées.

On peut néanmoins comprendre que la requérante puisse voir dans l’exposition d’un crucifix dans les salles de classe de l’école publique où ses enfants étaient scolarisés un manque de respect par l’Etat de son droit d’assurer l’éducation et l’enseignement de ceux-ci conformément à ses convictions philosophiques. Cependant, la perception subjective de la requérante ne saurait à elle seule suffire à caractériser une violation de l’article 2 du Protocole no 1.

67.  Le Gouvernement explique quant à lui que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, qui est le fruit de l’évolution historique de l’Italie, ce qui lui donne une connotation non seulement culturelle mais aussi identitaire, correspond aujourd’hui à une tradition qu’il juge important de perpétuer. Il ajoute qu’au-delà de sa signification religieuse, le crucifix symbolise les principes et valeurs qui fondent la démocratie et la civilisation occidentale, sa présence dans les salles de classe étant justifiable à ce titre.

68.  Selon la Cour, la décision de perpétuer ou non une tradition relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur. La Cour se doit d’ailleurs de prendre en compte le fait que l’Europe est caractérisée par une grande diversité entre les Etats qui la composent, notamment sur le plan de l’évolution culturelle et historique. Elle souligne toutefois que l’évocation d’une tradition ne saurait exonérer un Etat contractant de son obligation de respecter les droits et libertés consacrés par la Convention et ses Protocoles.

Quant au point de vue du Gouvernement relatif à la signification du crucifix, la Cour constate que le Conseil d’Etat et la Cour de cassation ont à cet égard des positions divergentes et que la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée (paragraphes 16 et 23 ci-dessus). Or il n’appartient pas à la Cour de prendre position sur un débat entre les juridictions internes.

69.  Il reste que les Etats contractants jouissent d’une marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de concilier l’exercice des fonctions qu’ils assument dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement et le respect du droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques (paragraphes 61-62 ci-dessus).

Cela vaut pour l’aménagement de l’environnement scolaire comme pour la définition et l’aménagement des programmes (ce que la Cour a déjà souligné : voir essentiellement, précités, les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, §§ 50-53, Folgerø, § 84, et Zengin, §§ 51-52 ; paragraphe 62 ci-dessus). La Cour se doit donc en principe de respecter les choix des Etats contractants dans ces domaines, y compris quant à la place qu’ils donnent à la religion, dans la mesure toutefois où ces choix ne conduisent pas à une forme d’endoctrinement (ibidem).

70.  La Cour en déduit en l’espèce que le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur. La circonstance qu’il n’y a pas de consensus européen sur la question de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques (paragraphes 26-28 ci-dessus) conforte au demeurant cette approche.

Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen (voir, par exemple, mutatis mutandis, l’arrêt Leyla Şahin précité, § 110), la tâche de la Cour consistant en l’occurrence à s’assurer que la limite mentionnée au paragraphe 69 ci-dessus n’a pas été transgressée.

71.  A cet égard, il est vrai qu’en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques – lequel, qu’on lui reconnaisse ou non en sus une valeur symbolique laïque, renvoie indubitablement au christianisme –, la réglementation donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l’environnement scolaire.

Cela ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser une démarche d’endoctrinement de la part de l’Etat défendeur et pour établir un manquement aux prescriptions de l’article 2 du Protocole no 1.

La Cour renvoie sur ce point, mutatis mutandis, à ses arrêts Folgerø et Zengin précités. Dans l’affaire Folgerø, dans laquelle elle a été amenée à examiner le contenu du programme d’un cours de « christianisme, religion et philosophie » (« KRL »), elle a en effet retenu que le fait que ce programme accorde une plus large part à la connaissance du christianisme qu’à celle des autres religions et philosophies ne saurait passer en soi pour une entorse aux principes de pluralisme et d’objectivité susceptible de s’analyser en un endoctrinement. Elle a précisé que, vu la place qu’occupe le christianisme dans l’histoire et la tradition de l’Etat défendeur – la Norvège –, cette question relevait de la marge d’appréciation dont jouissait celui-ci pour définir et aménager le programme des études (arrêt précité, § 89). Elle est parvenue à une conclusion similaire dans le contexte du cours de « culture religieuse et connaissance morale » dispensé dans les écoles de Turquie dont le programme accordait une plus large part à la connaissance de l’Islam, au motif que la religion musulmane est majoritairement pratiquée en Turquie, nonobstant le caractère laïc de cet Etat (arrêt Zengin précité, § 63).

72.  De plus, le crucifix apposé sur un mur est un symbole essentiellement passif, et cet aspect a de l’importance aux yeux de la Cour, eu égard en particulier au principe de neutralité (paragraphe 60 ci-dessus). On ne saurait notamment lui attribuer une influence sur les élèves comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à des activités religieuses (voir sur ces points les arrêts Folgerø et Zengin précités, § 94 et § 64, respectivement).

73.  La Cour observe que, dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre a, à l’inverse, retenu la thèse selon laquelle l’exposition de crucifix dans les salles de classe aurait un impact notable sur les deuxième et troisième requérants, âgés de onze et treize ans à l’époque des faits. Selon la chambre, dans le contexte de l’éducation publique, le crucifix, qu’il est impossible de ne pas remarquer dans les salles de classe, est nécessairement perçu comme partie intégrante du milieu scolaire et peut dès lors être considéré comme un « signe extérieur fort » au sens de la décision Dahlab précitée (voir les paragraphes 54 et 55 de l’arrêt).

La Grande Chambre ne partage pas cette approche. Elle estime en effet que l’on ne peut se fonder sur cette décision en l’espèce, les circonstances des deux affaires étant tout à fait différentes.

Elle rappelle en effet que l’affaire Dahlab concernait l’interdiction faite à une institutrice de porter le foulard islamique dans le cadre de son activité d’enseignement, laquelle interdiction était motivée par la nécessité de préserver les sentiments religieux des élèves et de leurs parents et d’appliquer le principe de neutralité confessionnelle de l’école consacré en droit interne. Après avoir relevé que les autorités avaient dûment mis en balance les intérêts en présence, la Cour a jugé, au vu en particulier du bas âge des enfants dont la requérante avait la charge, que lesdites autorités n’avaient pas outrepassé leur marge d’appréciation.

74.  En outre, les effets de la visibilité accrue que la présence de crucifix donne au christianisme dans l’espace scolaire méritent d’être encore relativisés au vu des éléments suivants. D’une part, cette présence n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme (voir les éléments de droit comparé exposés dans l’arrêt Zengin précité, § 33). D’autre part, selon les indications du Gouvernement, l’Italie ouvre parallèlement l’espace scolaire à d’autres religions. Le Gouvernement indique ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et d’autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n’est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires, le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés » dans les écoles et un enseignement religieux facultatif peut être mis en place dans les établissement pour « toutes confessions religieuses reconnues » (paragraphe 39 ci-dessus). Par ailleurs, rien n’indique que les autorités se montrent intolérantes à l’égard des élèves adeptes d’autres religions, non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion.

De plus, les requérants ne prétendent pas que la présence du crucifix dans les salles de classe a incité au développement de pratiques d’enseignement présentant une connotation prosélyte, ni ne soutiennent que les deuxième et troisième d’entre eux se sont trouvés confrontés à un enseignant qui, dans l’exercice de ses fonctions, se serait appuyé tendancieusement sur cette présence.

75.  Enfin, la Cour observe que la requérante a conservé entier son droit, en sa qualité de parent, d’éclairer et conseiller ses enfants, d’exercer envers eux ses fonctions naturelles d’éducateur, et de les orienter dans une direction conforme à ses propres convictions philosophiques (voir, notamment, précités, les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen et Valsamis, §§ 54 et 31 respectivement).

76.  Il résulte de ce qui précède qu’en décidant de maintenir les crucifix dans les salles de classe de l’école publique fréquentées par les enfants de la requérante, les autorités ont agi dans les limites de la marge d’appréciation dont dispose l’Etat défendeur dans le cadre de son obligation de respecter, dans l’exercice des fonctions qu’il assume dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.

77.  La Cour en déduit qu’il n’y pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 dans le chef de la requérante. Elle considère par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose en l’espèce sur le terrain de l’article 9 de la Convention.

2.  Le cas des deuxième et troisième requérants

78.  La Cour considère que, lue comme il se doit à la lumière de l’article 9 de la Convention et de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, la première phrase de cette disposition garantit aux élèves un droit à l’instruction dans le respect de leur droit de croire ou de ne pas croire. Elle conçoit en conséquence que des élèves tenants de la laïcité voient dans la présence de crucifix dans les salles de classe de l’école publique où ils sont scolarisés un manquement aux droits qu’ils tirent de ces dispositions.

Elle estime cependant que, pour les raisons indiquées dans le cadre de l’examen du cas de la requérante, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 dans le chef des deuxième et troisième requérants. Elle considère par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose en l’espèce sur le terrain de l’article 9 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

79.  Les requérants estiment que, les deuxième et troisième d’entre eux ayant été exposés aux crucifix qui se trouvaient dans les salles de classes de l’école publique dans laquelle ils étaient scolarisés, ils ont tous trois, dès lors qu’ils ne sont pas catholiques, subi une différence de traitement discriminatoire par rapport aux parents catholiques et à leurs enfants. Soulignant que « les principes consacrés par les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 sont renforcés par les dispositions de l’article 14 de la Convention », ils dénoncent une violation de ce dernier article, aux termes duquel :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

80.  La chambre a jugé qu’eu égard aux circonstances de l’affaire et au raisonnement qui l’avait conduite à constater une violation de l’article 2 du Protocole no 1 combiné avec l’article 9 de la Convention, il n’y avait pas lieu d’examiner l’affaire de surcroît sous l’angle de l’article 14, pris isolément ou combiné avec ces dispositions.

81.  La Cour, qui relève que ce grief est fort peu étayé, rappelle que l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles.

A supposer que les requérants entendent dénoncer une discrimination dans la jouissance des droits garantis par les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no 1 résultant du fait qu’ils ne se reconnaissent pas dans la religion catholique et que les deuxième et troisième d’entre eux ont été exposés aux crucifix qui se trouvaient dans les salles de classes de l’école publique dans laquelle ils étaient scolarisés, la Cour ne voit là aucune question distincte de celles qu’elle a déjà tranchées sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1. Il n’y a donc pas lieu d’examiner cette partie de la requête.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 et qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 9 de la Convention ;

 

2.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 mars 2011.

Erik Fribergh                                                                     Jean-Paul Costa
Greffier                                                                               Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions suivantes :

a)      Opinion concordante du juge Rozakis à laquelle se joint la juge Vajić ;

b)      Opinion concordante du juge Bonello ;

c)      Opinion concordante de la juge Power ;

d)     Opinion dissidente du juge Malinverni à laquelle se joint la juge Kalaydjieva.

J.-P.C.
E.F.

 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE VAJIĆ

(Traduction)

La principale question à résoudre en l’espèce est l’effet de l’application du critère de proportionnalité aux faits de l’espèce. La proportionnalité entre, d’un côté, le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques et, de l’autre, le droit ou l’intérêt d’une très large part – à tout le moins – de la société à exposer des symboles religieux manifestant une religion ou une conviction. Les deux valeurs concurrentes qui se trouvent en jeu dans cette affaire sont donc simultanément protégées par la Convention : par le biais de l’article 2 du Protocole no 1 (lex specialis), lu à la lumière de l’article 9 de la Convention, pour ce qui concerne les parents ; par le biais de l’article 9 s’agissant des droits de la société.

Pour ce qui est tout d’abord du droit des parents, l’arrêt de la Cour souligne que le mot « respecter » figurant dans la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 « signifie plus que reconnaître ou prendre en considération ; en sus d’un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l’Etat une certaine obligation positive » (paragraphe 61 de l’arrêt). Toutefois, le respect dû aux parents, même sous la forme d’une obligation positive « n’empêche pas les Etats de répandre par l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique ; [il] n’autorise même pas les parents à s’opposer à l’intégration de pareil enseignement ou éducation dans le programme scolaire » (paragraphe 62 de l’arrêt).

Cette dernière référence à la jurisprudence fondée sur la Convention mérite je crois d’être analysée plus avant. Incontestablement, l’article 2 du Protocole no 1 consacre le droit fondamental à l’éducation, un droit individuel sacro-saint – pouvant sans doute aussi être considéré comme un droit social – qui semble progresser constamment dans nos sociétés européennes. Cependant, si le droit à l’éducation est l’une des pierres angulaires de la protection de l’individu par la Convention, on ne peut à mon avis en dire autant et avec la même vigueur du droit subordonné des parents d’assurer l’éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. Les choses sont ici bien différentes, et ce pour un certain nombre de raisons :

i)  Ce droit, bien que lié au droit à l’éducation, ne revient pas directement au destinataire essentiel du droit, c’est-à-dire au destinataire de l’éducation, celui qui a le droit d’être éduqué. Il concerne les parents – dont le droit direct à l’éducation n’est pas en jeu dans les circonstances de l’espèce – et se limite à un seul aspect de l’éducation, à savoir leurs convictions religieuses et philosophiques.

ii)  Il existe certes un lien évident entre l’éducation que reçoivent les enfants au sein de l’école et les idées et opinions religieuses et philosophiques – découlant des convictions – qui prévalent dans le cercle familial, un lien qui requiert une certaine harmonisation de ces questions entre le milieu scolaire et le cercle domestique ; cependant, l’Europe a évolué de façon spectaculaire, dans ce domaine comme dans d’autres, depuis l’adoption du Protocole no 1. De nos jours, la plupart d’entre nous vivent dans des sociétés multiculturelles et multiethniques au sein des Etats nationaux – caractéristique aujourd’hui commune à ces sociétés –, et les enfants qui évoluent dans cet environnement sont chaque jour au contact d’idées et d’opinions allant au-delà de celles qui proviennent de l’école et de leurs parents. Les relations humaines hors du foyer parental et les moyens modernes de communication contribuent sans nul doute à ce phénomène. En conséquence, les enfants prennent l’habitude d’accueillir toute une variété d’idées et d’opinions, souvent conflictuelles, et l’influence de l’école tout comme celle des parents en la matière est aujourd’hui relativement réduite.

iii)  La composition de nos sociétés ayant changé, l’Etat a de plus en plus de mal à pourvoir aux besoins individuels des parents dans le domaine de l’éducation. J’irai jusqu’à dire que sa principale préoccupation – et il s’agit d’une préoccupation fondée – devrait être d’offrir aux enfants une éducation garantissant leur pleine et entière intégration au sein de la société où ils vivent, et de les préparer le mieux possible à répondre de manière effective aux attentes de cette société vis-à-vis de ses membres. Si cette caractéristique de l’éducation n’a rien de nouveau – elle est immémoriale –, elle a récemment pris une importance plus marquée en raison des particularités de notre époque et de la composition des sociétés actuelles. Là encore, les fonctions de l’Etat se sont largement déplacées, glissant des préoccupations des parents aux préoccupations de l’ensemble de la société, et restreignant ainsi la capacité des parents à déterminer, en dehors du foyer familial, le type d’éducation à dispenser à leurs enfants.

En conclusion, il me semble que, contrairement à d’autres garanties consacrées par la Convention pour lesquelles la jurisprudence fondée sur celle-ci a étendu le champ de la protection – il en est ainsi du droit à l’éducation –, le droit des parents au regard de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 ne paraît pas de façon réaliste gagner en poids dans la mise en balance aux fins de l’examen de la proportionnalité.

A l’autre extrémité, représentant l’autre membre de l’équation de proportionnalité, se trouve le droit de la société, illustré par les mesures des autorités pour le maintien des crucifix sur les murs des écoles publiques, de manifester ses convictions religieuses (majoritaires). Ce droit, dans les circonstances de l’espèce, l’emporte-t-il sur le droit des parents d’éduquer leurs enfants conformément à leur religion et – plus spécifiquement, dans cette affaire – à leurs convictions philosophiques ?

Pour répondre, il faut interpréter la jurisprudence fondée sur la Convention et l’appliquer aux circonstances particulières de l’espèce. La première question à résoudre est celle d’un consensus européen. Existe-t-il en la matière un quelconque consensus européen – permettant, imposant ou interdisant l’exposition de symboles religieux chrétiens dans les écoles publiques – qui devrait déterminer la position de la Cour dans ce domaine ?

La réponse ressort clairement de l’arrêt même de la Cour, en sa partie qui donne un aperçu du droit et de la pratique au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe s’agissant de la présence de symboles religieux dans les écoles publiques (paragraphes 26 et suivants) : parmi les Etats européens, il n’existe pas de consensus interdisant la présence de tels symboles religieux, que peu d’Etats interdisent expressément. Bien sûr, on observe une tendance croissante à proscrire – surtout par le biais de décisions de hautes juridictions nationales – la possibilité d’exposer des crucifix dans les écoles publiques ; cependant, le nombre d’Etats ayant adopté des mesures interdisant l’exposition de crucifix dans les lieux publics et l’étendue de l’activité judiciaire interne en la matière ne permettent pas à la Cour de présumer qu’il existe un consensus contre pareille exposition. Cela vaut tout particulièrement si l’on tient compte du fait qu’il y a en Europe un certain nombre d’Etats où la religion chrétienne demeure la religion officielle ou prédominante, et également, comme je viens de le souligner, du fait que certains Etats autorisent clairement, par leur droit ou leur pratique, l’exposition de crucifix dans les lieux publics.

Pendant que nous parlons de consensus, il convient de rappeler que la Cour est une juridiction, et non un organe parlementaire. Chaque fois qu’elle entreprend d’apprécier les limites de la protection accordée par la Convention, la Cour prend soigneusement en compte le degré de protection existant au niveau des Etats européens ; elle a bien sûr la possibilité d’élever cette protection à un niveau supérieur à celui accordé par tel ou tel Etat défendeur, mais à condition toutefois que de solides indications attestent qu’un grand nombre d’autres Etats européens ont déjà adopté ce degré de protection, ou qu’il y ait une tendance manifeste à élever le niveau de protection. Ce principe ne saurait s’appliquer de manière positive en l’espèce, même si, c’est vrai, une tendance s’est amorcée en faveur de l’interdiction de l’exposition de symboles religieux dans les institutions publiques.

Puisqu’en la matière la pratique demeure hétérogène parmi les Etats européens, les seules orientations qui puissent aider la Cour à ménager un juste équilibre entre les droits en jeu émanent de sa jurisprudence antérieure. Les mots clés qui ressortent de celle-ci sont « neutralité et impartialité ». Comme la Cour le relève dans le présent arrêt, « les Etats ont pour mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l’exercice des diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, notamment entre groupes opposés » (paragraphe 60, in fine, de l’arrêt).

Il est indéniable, je crois, que l’exposition de crucifix dans les écoles publiques italiennes relève d’un symbolisme religieux qui a un impact sur l’obligation de neutralité et d’impartialité de l’Etat, même si dans une société européenne moderne les symboles semblent peu à peu perdre le poids très important qu’ils avaient autrefois et si des approches plus pragmatiques et rationalistes définissent aujourd’hui, pour de larges pans de la population, les vraies valeurs sociales et idéologiques.

La question qui se pose donc à ce stade est de savoir non seulement si l’exposition du crucifix porte atteinte à la neutralité et à l’impartialité, ce qui est manifestement le cas, mais aussi si la portée de la transgression justifie un constat de violation de la Convention dans les circonstances de l’espèce. Je conclus ici – non sans quelque hésitation – par la négative, souscrivant ainsi au raisonnement principal de la Cour, et plus particulièrement à son approche concernant le rôle de la religion majoritaire de la société italienne (paragraphe 71 de l’arrêt), le caractère essentiellement passif du symbole, qui ne saurait s’analyser en une forme d’endoctrinement (paragraphe 72 de l’arrêt), et également le contexte éducatif dans lequel s’inscrit la présence de crucifix sur les murs des écoles publiques. Comme le souligne l’arrêt, « [d]’une part, cette présence n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme (…). D’autre part, (…) l’Italie ouvre parallèlement l’espace scolaire à d’autres religions. Le Gouvernement indique ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et d’autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n’est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires, (…) et un enseignement religieux facultatif peut être mis en place dans les établissements pour « toutes confessions religieuses reconnues » » (paragraphe 74 de l’arrêt). Attestant une tolérance religieuse qui s’exprime par une approche libérale permettant à toutes les confessions de manifester librement leurs convictions religieuses dans les écoles publiques, ces éléments constituent à mes yeux un facteur crucial de « neutralisation » de la portée symbolique de la présence du crucifix dans les écoles publiques.

Je dirai également que cette approche libérale sert le concept même de « neutralité » ; elle est l’autre versant, par exemple, d’une politique interdisant l’exposition de tout symbole religieux dans un lieu public.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BONELLO

(Traduction)

1.1  Une cour des droits de l’homme ne saurait se laisser gagner par un Alzheimer historique. Elle n’a pas le droit de faire fi de la continuité culturelle du parcours d’une nation à travers le temps, ni de négliger ce qui au fil des siècles a contribué à modeler et définir le profil d’un peuple. Aucun tribunal supranational n’a à substituer ses propres modèles éthiques aux qualités que l’histoire a imprimées à l’identité nationale. Une cour des droits de l’homme a pour rôle de protéger les droits fondamentaux, mais sans jamais perdre de vue ceci : « les coutumes ne sont pas des caprices qui passent. Elles évoluent avec le temps, se solidifient à travers l’histoire pour former un ciment culturel. Elles deviennent des symboles extrêmement importants qui définissent l’identité des nations, des tribus, des religions, des individus »[1].

 

1.2  Une cour européenne ne doit pas être invitée à ruiner des siècles de tradition européenne. Aucun tribunal, et certainement pas cette Cour, ne doit voler aux Italiens une partie de leur personnalité culturelle.

 

1.3  Avant de nous rallier à toute croisade tendant à diaboliser le crucifix, je crois qu’il nous faut replacer dans son juste contexte historique la présence de ce symbole au sein des écoles italiennes. Pendant des siècles, pratiquement toute éducation dispensée en Italie a été le fait de l’Eglise, de ses ordres et organisations religieux, et de très peu d’autres entités. Un grand nombre ­– voire la plupart ­– des écoles, collèges, universités et autres instituts d’enseignement d’Italie ont été fondés, financés ou gérés par l’Eglise, ses membres ou ses ramifications. Les grandes étapes de l’histoire ont fait de l’éducation et du christianisme des notions quasiment interchangeables ; dès lors, la présence séculaire du crucifix dans les écoles italiennes n’a pas de quoi choquer ou surprendre. En fait, c’est plutôt son absence qui serait choquante ou surprenante.

 

1.4  Jusqu’à une époque assez récente, l’Etat « laïque » ne s’occupait guère d’éducation, mission essentielle qu’il déléguait, par défaut, aux institutions chrétiennes. Ce n’est que peu à peu que l’Etat a commencé à assumer ses responsabilités s’agissant d’éduquer la population et de lui proposer autre chose que le quasi-monopole religieux sur l’éducation. La présence du crucifix dans les écoles italiennes ne fait que témoigner de cette réalité historique irréfutable et millénaire ; on pourrait presque dire que le crucifix est là depuis que les écoles existent. Et voilà que l’on saisit une juridiction qui se trouve sous une cloche de verre, à mille kilomètres de là, afin que du jour au lendemain elle mette son véto à ce qui a survécu à d’innombrables générations. On invite la Cour à se rendre complice d’un acte majeur de vandalisme culturel. A mon avis, William Faulkner a touché le cœur du problème : le passé n’est jamais mort. En fait, il n’est même pas passé.[2] Que cela nous plaise ou non, les parfums et la puanteur de l’histoire nous accompagnent toujours.

 

1.5  C’est une aberration et un manque d’information que d’affirmer que la présence du crucifix dans les écoles italiennes témoigne d’une mesure fasciste réactionnaire imposée, entre les gorgées d’huile de ricin, par Signor Mussolini. Les circulaires de Mussolini n’ont fait que prendre acte formellement d’une réalité historique antérieure de plusieurs siècles à sa naissance et qui, nonobstant le vitriol anti-crucifix lancé par Mme Lautsi, pourrait lui survivre encore longtemps. La Cour devrait toujours faire preuve de circonspection lorsqu’il s’agit de prendre des libertés avec les libertés des autres peuples, y compris celle de chérir leur propre empreinte culturelle. Quelle qu’elle soit, celle-ci est unique. Les nations ne façonnent pas leur histoire sous l’impulsion du moment.

 

1.6  Le rythme du calendrier scolaire italien témoigne des liens historiques inextricables qui existent en Italie entre l’éducation et la religion, des liens persistants qui ont survécu des siècles durant. Aujourd’hui encore, les écoliers travaillent dur les jours consacrés aux dieux païens (Diane/Lune, Mars, Hercule, Jupiter, Vénus, Saturne) et se reposent le dimanche (domenica, le jour du Seigneur). Le calendrier scolaire imite le calendrier religieux, les jours fériés se calquant sur les fêtes chrétiennes. Pâques, Noël, le carême, carnaval (carnevale, période où la discipline religieuse permettait la consommation de viande), l’Epiphanie, la Pentecôte, l’Assomption, la Fête-Dieu, l’Avent, la Toussaint, le jour des Morts : un cycle annuel qui – c’est flagrant ­– est bien plus dénué de laïcité que n’importe quel crucifix sur n’importe quel mur. Puisse Mme Lautsi s’abstenir de solliciter les services de la Cour, en son propre nom et au nom de la laïcité, aux fins de la suppression du calendrier scolaire italien, cet autre élément du patrimoine culturel chrétien qui a survécu au passage des siècles sans que rien ne prouve qu’il y ait eu atteinte irréparable au progrès de la liberté, de l’émancipation, de la démocratie et de la civilisation.

 

Quels droits ? Liberté de religion et de conscience ?

 

2.1  Les questions soulevées par cette affaire ont été éludées en raison d’un déplorable manque de clarté et de définition. La Convention consacre la protection de la liberté de religion et de conscience (article 9). Rien de moins que cela, évidemment, mais guère plus.

 

2.2  Parallèlement à la liberté de religion, on a vu se constituer dans les sociétés civilisées un catalogue de valeurs remarquables (souvent louables) qui sont apparentées à la liberté de religion tout en étant distinctes de celle-ci : la laïcité, le pluralisme, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la neutralité confessionnelle ou la tolérance religieuse. Toutes ces valeurs représentent des matières premières démocratiques supérieures dans lesquels les Etats contractants sont libres d’investir ou non, ce que beaucoup ont fait. Il ne s’agit toutefois pas de valeurs protégées par la Convention, et c’est une erreur fondamentale que de jongler avec ses concepts dissemblables comme s’ils étaient interchangeables avec la liberté de religion. Hélas, la jurisprudence de la Cour comporte elle aussi des traces de ce débordement qui est tout sauf rigoureux.

 

2.3  La Convention a confié à la Cour la tâche de faire respecter la liberté de religion et de conscience, mais elle ne lui a pas donné le pouvoir de contraindre les Etats à la laïcité ou de les forcer à adopter un régime de neutralité confessionnelle. C’est à chaque Etat d’opter ou non pour la laïcité et de décider si – et, le cas échéant, dans quelle mesure – il entend séparer l’Eglise et la conduite des affaires publiques. Ce que l’Etat ne doit pas faire, c’est priver quiconque de sa liberté de religion et de conscience. Un abîme axiomatique sépare un concept prescriptif des autres concepts, non prescriptifs.

 

2.4  La plupart des arguments formulés par la requérante invitent la Cour à garantir la séparation de l’Eglise et de l’Etat et à assurer le respect d’un régime de laïcité aseptique au sein des écoles italiennes. Or cela, pour dire les choses sans ambages, ne regarde pas la Cour. Celle-ci doit veiller à ce que Mme Lautsi et ses enfants jouissent pleinement de leur droit fondamental à la liberté de religion et de conscience, un point c’est tout.

 

2.5  La Convention s’avère très utile, avec son inventaire détaillé et exhaustif de ce que signifie réellement la liberté de religion et de conscience, et nous ferions bien de garder à l’esprit ces contraintes institutionnelles. Liberté de religion ne veut pas dire laïcité. Liberté de religion ne veut pas dire séparation de l’Eglise et de l’Etat. Liberté de religion ne veut pas dire équidistance en matière religieuse. Toutes ces notions sont certes séduisantes, mais nul n’a à ce jour désigné la Cour afin qu’elle en soit la gardienne. En Europe, la laïcité est facultative ; la liberté de religion ne l’est pas.

 

2.6  La liberté de religion et la liberté de ne pas avoir de religion consistent en fait dans le droit de professer librement toute religion choisie par l’individu, le droit de changer librement de religion, le droit de n’embrasser aucune religion, et le droit de manifester sa religion par les croyances, le culte, l’enseignement et l’observance. Le catalogue de la Convention s’arrête ici, bien en deçà de la défense de l’Etat laïque.

 

2.7  Le rôle plutôt modeste de la Cour reste de déterminer si l’exposition dans les écoles publiques italiennes de ce que certains voient comme un symbole chrétien et d’autres comme un gadget culturel a, de quelque façon que ce soit, porté atteinte au droit fondamental de Mme Lautsi et de ses enfants à la liberté de religion, telle que définie par la Convention elle-même.

 

2.8  Je crois que n’importe qui pourrait, de manière convaincante, s’employer à soutenir que la présence du crucifix dans les écoles publiques italiennes est susceptible de heurter la doctrine de la laïcité et celle de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En même temps, je pense que nul ne pourrait plaider de façon probante que la présence d’un crucifix a, de quelque manière que ce soit, porté atteinte au droit des membres de la famille Lautsi de professer toute religion de leur choix, de changer de religion, de n’avoir aucune religion ou de manifester leurs croyances, le cas échéant, par le culte, l’enseignement et l’observance, ou à leur droit de rejeter carrément tout ce qu’ils pourraient considérer comme un fade objet de superstition.

 

2.9  Avec ou sans crucifix sur le mur d’une salle de classe, les Lautsi ont joui de la liberté de conscience et de religion la plus absolue et la plus illimitée, telle que définie par la Convention. Il est concevable que la présence d’un crucifix dans une salle de classe puisse être perçue comme une trahison de la laïcité et une défaillance injustifiable du régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat ; ces doctrines, toutefois, aussi attrayantes et séduisantes soient-elles, ne sont nulle part prescrites par la Convention, et elles ne sont pas non plus des éléments constitutifs nécessaires à la liberté de conscience et à la liberté de religion. C’est aux autorités italiennes, et non à la Cour, qu’il revient de garantir la laïcité si elles estiment que celle-ci fait ou doit faire partie de l’architecture constitutionnelle italienne.

 

2.10  Eu égard aux racines historiques de la présence du crucifix dans les écoles italiennes, retirer celui-ci de là où il se trouve, discrètement et passivement, depuis des siècles n’aurait guère été un signe de neutralité de l’Etat. Le retirer aurait constitué une adhésion positive et agressive à l’agnosticisme ou à la laïcité, et aurait donc été tout sauf un acte neutre. Maintenir un symbole là où il a toujours été n’est pas un acte d’intolérance des croyants ou des traditionalistes culturels. Le déloger serait un acte d’intolérance des agnostiques et des laïcs.

 

2.11  Au fil des siècles, des millions d’enfants Italiens ont été exposés au crucifix dans les écoles. Cela n’a pas fait de l’Italie un Etat confessionnel, ni des Italiens les citoyens d’une théocratie. Les requérants n’ont présenté à la Cour aucun élément montrant que les personnes exposées au crucifix auraient, de quelque manière que ce soit, perdu leur liberté totale de manifester leurs croyances religieuses individuelles et personnelles, ou leur droit de renier toute religion. La présence d’un crucifix dans une salle de classe ne semble avoir entravé aucun Italien dans sa liberté de croire ou de ne pas croire, d’embrasser l’athéisme, l’agnosticisme, l’anticléricalisme, la laïcité, le matérialisme, le relativisme ou l’irréligion doctrinaire, d’abjurer, d’apostasier, ou d’embrasser le crédo ou l’« hérésie » de son choix qui lui paraisse suffisamment attrayant, ce avec la même vigueur et la même verve que d’autres mettent à embrasser librement une confession chrétienne. Si de tels éléments avaient été présentés, j’aurais avec véhémence voté en faveur de la violation de la Convention.

Quels droits ? Le droit à l’instruction ?

 

3.1  L’article 2 du Protocole no 1 garantit le droit des parents à ce que l’enseignement dispensé à leurs enfants soit conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques. La tâche de la Cour est de contrôler et de garantir le respect de ce droit.

 

3.2  La simple présence silencieuse et passive d’un symbole dans une salle de classe d’une école italienne correspond-elle à un « enseignement » ? Fait-elle obstacle à l’exercice du droit garanti ? J’ai beau chercher, je ne vois pas comment. La Convention interdit spécifiquement et exclusivement tout enseignement scolaire qui ne conviendrait pas aux parents pour des motifs religieux, éthiques ou philosophiques. Le mot clé de cette norme est bien évidemment « enseignement », et je me demande dans quelle mesure la présence muette d’un symbole de la continuité culturelle européenne pourrait s’analyser en un enseignement, au sens de ce mot plutôt dénué d’équivoque.

 

3.3  A mon avis, ce que la Convention interdit, c’est tout endoctrinement, éhonté ou sournois, la confiscation agressive de jeunes esprits, le prosélytisme envahissant, la mise en place par le système éducatif public de tout obstacle à l’aveu de l’athéisme, de l’agnosticisme ou du choix en faveur d’une autre foi. La simple exposition du témoignage silencieux d’un symbole historique, qui fait si incontestablement partie du patrimoine européen, ne constitue nullement un « enseignement », et elle ne porte pas non plus une atteinte sérieuse au droit fondamental des parents à déterminer quelle orientation religieuse, le cas échéant, leurs enfants doivent suivre.

 

3.4  Même en admettant que la simple présence d’un objet muet doive être interprétée comme un « enseignement », les requérants n’ont pas répondu à la question bien plus capitale de la proportionnalité – étroitement liée à l’exercice de droits fondamentaux lorsque ceux-ci sont en conflit avec les droits d’autrui –, autrement dit de la mise en balance qu’il convient de faire entre les différents intérêts concurrents.

 

3.5  L’ensemble des parents des trente élèves qui se trouvent dans une salle de classe italienne jouissent à égalité du droit fondamental, garanti par la Convention, à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques, droit au moins équivalent à celui dont jouissent les enfants Lautsi. Les parents d’un seul élève veulent une instruction « sans crucifix », et les parents des vingt-neuf autres élèves, exerçant leur non moins fondamentale liberté de décision, veulent une instruction « avec crucifix ». Jusqu’à présent, nul n’a avancé aucune raison pour laquelle la volonté des parents d’un seul élève devrait l’emporter et celle des parents des vingt-neuf autres élèves capituler. Les parents de ces vingt-neuf enfants ont un droit fondamental, équivalent par la force et l’intensité, à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques, qu’ils soient favorables au crucifix ou simplement indifférents à celui-ci. Mme Lautsi ne saurait s’arroger l’autorisation d’anéantir le droit de l’ensemble des parents des autres élèves de la classe, qui souhaitent exercer ce droit dont elle demande précisément à la Cour d’empêcher l’exercice par autrui.

 

3.6  La chasse au crucifix encouragée par Mme Lautsi ne peut en aucune façon constituer une mesure permettant d’assurer la neutralité dans une salle de classe. Ce serait faire prévaloir la philosophie « hostile au crucifix » des parents d’un seul élève par rapport à la philosophie « réceptive au crucifix » des parents des vingt-neuf autres élèves. Si les parents d’un seul élève revendiquent le droit de voir éduquer leur enfant en l’absence de crucifix, les parents des vingt-neuf autres élèves doivent bien avoir la possibilité de revendiquer un droit équivalent à la présence du crucifix, que ce soit comme symbole chrétien traditionnel ou simplement comme souvenir culturel.

 

Petit aparté

 

4.1  Tout récemment, la Cour a été appelé à déterminer si une interdiction prononcée par les autorités turques à l’égard de la diffusion du roman Les onze mille verges, de Guillaume Apollinaire, pouvait se justifier dans une société démocratique. Pour estimer que ce roman ne relève pas de la pornographie violente, il faut avoir un souverain mépris pour les principes moraux contemporains[3]. Pourtant, la Cour a vaillamment volé au secours de ce ramassis d’obscénités transcendantales, sous prétexte qu’il faisait partie du patrimoine culturel européen[4].

 

4.2  Il eût été bien étrange, à mon avis, que la Cour défendît et rachetât ce monceau assez médiocre d’obscénités nauséeuses qui circule sous le manteau, en se fondant sur une vague appartenance au « patrimoine européen », et que dans le même temps elle niât la valeur de patrimoine européen à un emblème que des millions d’Européens ont reconnu au fil des siècles comme un symbole intemporel de rédemption par l’amour universel.

 

 

 

 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE POWER

(Traduction)

Cette affaire soulève des questions concernant la portée de certaines dispositions de la Convention, et la rectification par la Grande Chambre d’un certain nombre d’erreurs contenues dans l’arrêt de la chambre était à la fois nécessaire et judicieuse. La correction essentielle réside dans le constat que le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d’appréciation d’un Etat défendeur (paragraphe 70 de l’arrêt). Dans l’exercice de sa fonction de contrôle, la Cour confirme sa jurisprudence antérieure[5] selon laquelle la « visibilité prépondérante » dans l’environnement scolaire qu’un Etat peut conférer à la religion majoritaire du pays ne suffit pas en soi pour indiquer une démarche d’endoctrinement de nature à établir un manquement aux prescriptions de l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 71 de l’arrêt).

La Grande Chambre rectifie également la conclusion plutôt spéculative de l’arrêt de la chambre (paragraphe 55 de l’arrêt de la chambre) relative au risque « particulièrement présent » que l’exposition d’un crucifix puisse être perturbante émotionnellement pour des élèves de religions minoritaires ou des élèves qui ne professent aucune religion. Eu égard au rôle crucial de la « preuve » dans toute procédure judiciaire, la Grande Chambre relève à juste titre que la Cour ne dispose pas d’éléments attestant une quelconque influence de la présence d’un symbole religieux sur les élèves (paragraphe 66 de l’arrêt). Tout en reconnaissant que l’« on peut (…) comprendre » l’impression qu’a la requérante d’un manque de respect de ses droits, la Grande Chambre confirme que la perception subjective de l’intéressée ne saurait suffire à caractériser une violation de l’article 2 du Protocole no 1. La requérante a peut-être été offensée par la présence de crucifix dans les salles de classe, mais l’existence d’un droit « à ne pas être offensé » n’a jamais été reconnue dans le cadre de la Convention. En infirmant l’arrêt de la chambre, la Grande Chambre ne fait rien d’autre que confirmer une jurisprudence constante (relative notamment à l’article 10) qui reconnaît que la simple « offense » n’est pas une chose contre laquelle un individu peut être immunisé par le droit.

Cependant, l’arrêt de la chambre contenait une autre conclusion fondamentale, et à mon sens erronée, au sujet de laquelle la Grande Chambre ne fait pas de commentaire alors qu’elle méritait selon moi quelques clarifications. La chambre a à juste titre indiqué que l’Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l’éducation publique (paragraphe 56 de l’arrêt de la chambre). Toutefois, elle a ensuite conclu, de façon incorrecte, que ce devoir exige en fait que l’on préfère ou que l’on place une idéologie (ou un ensemble d’idées) au-dessus de tout autre point de vue religieux et/ou philosophique ou de toute autre vision du monde. La neutralité appelle une approche pluraliste, et non laïque, de la part de l’Etat. Elle encourage le respect de toutes les visions du monde et non la préférence pour une seule. A mes yeux, l’arrêt de la chambre était frappant dans son manquement à reconnaître que la laïcité (conviction ou vision du monde préférée par la requérante) est, en soi, une idéologie parmi d’autres. Préférer la laïcité aux autres visions du monde – qu’elles soient religieuses, philosophiques ou autres – n’est pas une option neutre. La Convention exige que l’on respecte les convictions de la requérante pour autant que l’éducation et l’enseignement dispensés à ses enfants sont en jeu. Elle n’exige pas que ces convictions soient l’option préférée et approuvée par rapport à toutes les autres.

Dans son opinion séparée, le juge Bonello souligne que, dans la tradition européenne, l’éducation (et, à mon avis, les valeurs que sont la dignité humaine, la tolérance et le respect de l’individu, sans lesquelles il ne peut à mon sens y avoir aucune base durable à la protection des droits de l’homme) a ses racines, historiquement, notamment dans la tradition chrétienne. Interdire dans les écoles publiques, sans considération des souhaits de la nation, l’exposition d’un symbole représentatif de cette tradition – ou en fait de toute autre tradition religieuse – et exiger que l’Etat poursuive un programme non pas pluraliste mais laïc, risque de nous faire glisser vers le terrain de l’intolérance, notion qui est contraire aux valeurs de la Convention.

Les requérants allèguent la violation de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Or je ne vois aucune atteinte à leur liberté de manifester leurs convictions personnelles. Le critère, pour déterminer s’il y a eu violation au regard de l’article 9, n’est pas l’existence d’une « offense » mais celle d’une « coercition »[6]. Cet article ne crée pas un droit à ne pas être offensé par la manifestation des convictions religieuses d’autrui, même lorsque l’Etat confère une « visibilité prépondérante » à ces convictions. L’exposition d’un symbole religieux n’oblige ni ne contraint quiconque à faire ou à s’abstenir de faire une chose. Elle n’exige pas un engagement dans une activité quelconque, même s’il est concevable qu’elle puisse appeler ou stimuler la discussion et l’échange ouvert des points de vue. Elle n’empêche pas un individu de suivre ce que lui dicte sa conscience et n’écarte pas toute possibilité pour lui de manifester ses propres convictions et idées religieuses.

La Grande Chambre estime que la présence du crucifix est pour l’essentiel un symbole passif, et elle considère cet aspect comme revêtant une grande importance compte tenu du principe de neutralité. Je souscris à cet égard à l’avis de la Cour, dès lors que le symbole, par son caractère passif, n’a rien de coercitif. Je dois toutefois admettre qu’en principe les symboles (qu’ils soient religieux, culturels ou autres) sont porteurs de sens. Ils peuvent être silencieux tout en étant parlants, sans nullement impliquer coercition ou endoctrinement. Les éléments non contestés dont dispose la Cour montrent que l’Italie ouvre l’espace scolaire à tout un éventail de religions, et rien n’indique qu’il y ait une intolérance quelconque à l’égard des élèves non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion. Le port du voile islamique est autorisé. Le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés ». Dans ce contexte de pluralisme et de tolérance religieuse, un symbole chrétien apposé sur le mur d’une salle de classe ne fait que représenter une vision autre et différente du monde. La présentation et prise en compte de différents points de vue fait partie intégrante du processus éducatif. Elle stimule le dialogue. Une éducation réellement pluraliste implique la mise en contact des élèves avec toute une gamme d’idées différentes, y compris des idées qui ne sont pas les leurs propres. Le dialogue devient possible et prend peut-être tout son sens lorsqu’il y a une véritable différence dans les opinions et un échange francs d’idées. Si elle s’accomplit dans un esprit d’ouverture, de curiosité, de tolérance et de respect, cette rencontre peut mener à une meilleure clarté et représentation, car elle favorise le développement de la pensée critique. L’éducation serait amoindrie si les enfants n’étaient pas confrontés à des points de vue différents sur la vie et n’avaient pas, par ce processus, la possibilité d’apprendre l’importance du respect de la diversité.

 

 

 

OPINION DISSIDENTE DU JUGE MALINVERNI, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KALAYDJIEVA

1. La Grande Chambre est parvenue à la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 au motif que « le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur » (paragraphe 70 ; voir aussi le paragraphe 69).

J’ai de la peine à suivre cette argumentation. Utile, voire commode, la théorie de la marge d’appréciation est une technique d’un maniement délicat, car l’ampleur de la marge dépend d’un grand nombre de paramètres : droit en cause, gravité de l’atteinte, existence d’un consensus européen, etc. La Cour a ainsi affirmé que « l’ampleur de la marge d’appréciation n’est pas la même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte (…). Parmi les éléments pertinents figurent la nature du droit conventionnel en jeu, son importance pour l’individu et le genre des activités en cause».[7] La juste application de cette théorie est donc fonction de l’importance respective que l’on attribue à ces différents facteurs. La Cour décrète-t-elle que la marge d’appréciation est étroite, l’arrêt conduira le plus souvent à une violation de la Convention ; considère-t-elle en revanche qu’elle est large, l’Etat défendeur sera le plus souvent « acquitté ».

Dans la présente affaire, c’est en se fondant principalement sur l’absence de consensus européen que la Grande Chambre s’est autorisée à invoquer la théorie de la marge d’appréciation (paragraphe 70). A cet égard, je relève que la présence de symboles religieux dans les écoles publiques n’est expressément prévue, outre l’Italie, que dans un nombre très restreint d’Etats membres du Conseil de l’Europe (Autriche, Pologne, quelques Länder allemands ; paragraphe 27). En revanche, dans la très grande majorité de ces Etats cette question ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique. Il me paraît difficile, dans ces conditions, de tirer de cet état de fait des conclusions sûres quant au consensus européen.

S’agissant de la réglementation relative à cette question, je relève en passant que la présence du crucifix dans les écoles publiques italiennes repose sur une base légale extrêmement faible : un décret royal fort ancien, puisqu’il date de 1860, puis une circulaire fasciste de 1922, et encore des décrets royaux de 1924 et de 1928. Il s’agit donc de textes fort anciens et qui, n’émanant pas du Parlement, sont dépourvus de toute légitimité démocratique.

Ce qui me paraît en revanche plus important c’est que, là où elles ont été appelées à se prononcer sur cette question, les cours suprêmes ou constitutionnelles européennes ont chaque fois et sans exception fait prévaloir le principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat : la Cour constitutionnelle allemande, le Tribunal fédéral suisse, la Cour constitutionnelle polonaise et, dans un contexte légèrement différent, la Cour de cassation italienne (paragraphes 28 et 23).

Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : la théorie de la marge d’appréciation ne saurait en aucun cas dispenser la Cour d’exercer les fonctions qui lui incombent en vertu de l’article 19 de la Convention, qui est celle d’assurer le respect des engagements résultant pour les Etats de la Convention et de ses Protocoles. Or la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 crée à la charge des Etats une obligation positive de respecter le droit des parents d’assurer l’éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.

Pareille obligation positive découle du verbe « respecter », qui figure à l’article 2 du Protocole no 1. Comme le relève à juste titre la Grande Chambre, « en sus d’un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l’Etat une certaine obligation positive » (paragraphe 61). Une telle obligation positive peut d’ailleurs se déduire également de l’article 9 de la Convention. Cette disposition peut en effet s’interpréter comme créant à la charge des Etats une obligation positive de créer un climat de tolérance et de respect mutuel au sein de leur population.

Peut-on alors affirmer que les Etats s’acquittent véritablement de cette obligation positive lorsqu’ils prennent principalement en considération les croyances de la majorité ? Par ailleurs, la marge d’appréciation revêt-elle la même ampleur lorsque les autorités nationales sont requises de s’acquitter d’une obligation positive que lorsqu’elles sont simplement tenues par une obligation d’abstention ? Je ne le pense pas. Je suis au contraire d’avis que lorsque les Etats sont tenus par des obligations positives, leur marge d’appréciation s’amenuise.

De toute façon, selon la jurisprudence, la marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen. La tâche de la Cour consiste alors à s’assurer que la limite de la marge d’appréciation n’a pas été dépassée. Dans la présente affaire, tout en reconnaissant qu’en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques la réglementation en cause donne à la religion majoritaire une visibilité prépondérante dans l’environnement scolaire, la Grande Chambre a été d’avis que « cela ne suffit toutefois pas en soi pour … établir un manquement aux prescriptions de l’article 2 du Protocole no 1 ». Je ne saurais partager ce point de vue.

 

2. Nous vivons désormais dans une société multiculturelle, dans laquelle la protection effective de la liberté religieuse et du droit à l’éducation requiert une stricte neutralité de l’Etat dans l’enseignement public, lequel doit s’efforcer de favoriser le pluralisme éducatif comme un élément fondamental d’une société démocratique telle que la conçoit la Convention.[8] Le principe de la neutralité de l’Etat a d’ailleurs été expressément reconnu par la Cour constitutionnelle italienne elle-même, pour laquelle il découle du principe fondamental de l’égalité de tous les citoyens et de l’interdiction de toute discrimination que l’Etat doit adopter une attitude d’impartialité à l’égard des croyances religieuses. [9]

La seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 implique qu’en s’acquittant des fonctions qu’il assume en matière d’éducation et d’enseignement, l’Etat veille à ce que les connaissances soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste. L’école doit être un lieu de rencontre de différentes religions et convictions philosophiques, où les élèves peuvent acquérir des connaissances sur leurs pensées et traditions respectives.

 

3. Ces principes sont valables non seulement pour l’élaboration et l’aménagement des programmes scolaires, qui ne sont pas en cause dans la présente affaire, mais également pour l’environnement scolaire. L’article 2 du Protocole no 1 précise bien que l’Etat respectera le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques dans l’exercice des fonctions (en anglais : any functions) qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement. C’est dire que le principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat vaut non seulement pour le contenu de l’enseignement, mais pour l’ensemble du système éducatif. Dans l’affaire Folgerø, la Cour a relevé à juste titre que le devoir qui incombe aux Etats en vertu de cette disposition « est d’application large car il vaut pour le contenu de l’instruction et la manière de la dispenser mais aussi dans l’exercice de l’ensemble des « fonctions » assumées par l’Etat ».[10]

Ce point de vue est également partagé par d’autres instances, tant internes qu’internationales. Ainsi, dans son Observation générale No 1, le Comité des droits de l’enfant a-t-il affirmé que le droit à l’éducation se réfère « non seulement au contenu des programmes scolaires, mais également au processus d’éducation, aux méthodes pédagogiques et au milieu dans lequel l’éducation est dispensée, qu’il s’agisse de la maison, de l’école ou d’un autre cadre ».[11] Et le Comité onusien d’ajouter que « le milieu scolaire lui-même doit (…) être le lieu où s’expriment la liberté et l’esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux ».[12]

La Cour suprême du Canada a elle aussi relevé que l’environnement dans lequel l’enseignement est dispensé fait partie intégrante d’une éducation libre de toute discrimination : « In order to ensure a discrimination-free educational environment, the school environment must be one where all are treated equally and all are encouraged to fully participate. »[13]

 

4. Les symboles religieux font incontestablement partie de l’environnement scolaire. Comme tels, ils sont donc de nature à contrevenir au devoir de neutralité de l’Etat et à avoir un impact sur la liberté religieuse et le droit à l’éducation. Cela est d’autant plus vrai lorsque le symbole religieux s’impose aux élèves, même contre leur volonté. Comme l’a relevé la Cour constitutionnelle allemande dans son célèbre arrêt : « Certainly, in a society that allows room for differing religious convictions, the individual has no right to be spared from other manifestations of faith, acts of worship or religious symbols. This is however to be distinguished from a situation created by the State where the individual is exposed without possibility of escape to the influence of a particular faith, to the acts through which it is manifested and to the symbols in which it is presented »[14]. Ce point de vue est partagé par d’autres cours suprêmes ou constitutionnelles.

Ainsi, le Tribunal fédéral suisse a-t-il relevé que le devoir de neutralité confessionnelle à laquelle est tenu l’Etat revêt une importance particulière dans les écoles publiques, dès lors que l’enseignement y est obligatoire. Il a ajouté que, garant de la neutralité confessionnelle de l’école, l’Etat ne peut pas manifester, dans le cadre de l’enseignement, son propre attachement à une religion déterminée, qu’elle soit majoritaire ou minoritaire, car il n’est pas exclu que certaines personnes se sentent lésées dans leurs convictions religieuses par la présence constante dans l’école d’un symbole d’une religion à laquelle elles n’appartiennent pas.[15]

 

5. Le crucifix est sans conteste un symbole religieux. Selon le gouvernement défendeur, lorsqu’il se trouve dans l’environnement scolaire, le crucifix serait un symbole de l’origine religieuse de valeurs devenues désormais laïques, telles que la tolérance et le respect mutuel. Il y remplirait ainsi une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves, car il serait l’expression d’une civilisation entière et de valeurs universelles.

A mon avis, la présence du crucifix dans les salles de classe va bien au-delà de l’usage de symboles dans un contexte historique spécifique. La Cour a d’ailleurs déjà jugé que le caractère traditionnel d’un texte utilisé par des parlementaires pour prêter serment ne privait pas ce dernier de sa nature religieuse.[16] Comme l’a relevé la chambre, la liberté négative de religion n’est pas limitée à l’absence de services religieux ou d’enseignement religieux. Elle s’étend également aux symboles exprimant une croyance ou une religion. Cette liberté négative mérite une protection particulière lorsque c’est l’Etat qui expose un symbole religieux et que les individus sont placés dans une situation dont ils ne peuvent se dégager.[17] Même à admettre que le crucifix puisse avoir une pluralité de significations, la signification religieuse demeure malgré tout prédominante. Dans le contexte de l’éducation publique, il est nécessairement perçu comme une partie intégrante du milieu scolaire et peut même être considéré comme un signe extérieur fort. Je constate d’ailleurs que même la Cour de cassation italienne a rejeté la thèse selon laquelle le crucifix symboliserait une valeur indépendante d’une confession religieuse spécifique (paragraphe 67).

 

6. La présence du crucifix dans les écoles est même de nature à porter plus gravement atteinte à la liberté religieuse et au droit à l’éducation des élèves que les signes vestimentaires religieux que peut porter, par exemple, une enseignante, comme le voile islamique. Dans cette dernière hypothèse, l’enseignante en question peut en effet se prévaloir de sa propre liberté de religion, qui doit également être prise en compte, et que l’Etat doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en revanche invoquer un tel droit. Du point de vue de la gravité de l’atteinte au principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat, celle-ci est donc moindre lorsque les pouvoirs publics tolèrent le voile à l’école que lorsqu’ils y imposent la présence du crucifix.

 

7. L’impact que peut avoir la présence du crucifix dans les écoles est aussi sans commune mesure avec celui que peut exercer son exposition dans d’autres établissements publics, comme un bureau de vote ou un tribunal. En effet, comme l’a pertinemment relevé la chambre, dans les écoles « le pouvoir contraignant de l’Etat est imposé à des esprits qui manquent encore de la capacité critique leur permettant de prendre de la distance par rapport au message découlant d’un choix préférentiel manifesté par l’Etat » (paragraphe 48 de l’arrêt de la chambre).

 

8. En conclusion, une protection effective des droits garantis par l’article 2 du Protocole no 1 et par l’article 9 de la Convention exige de la part de l’Etat qu’il fasse preuve de la plus stricte neutralité confessionnelle. Celle-ci ne se limite pas aux programmes scolaires, mais s’étend également à « l’environnement scolaire ». L’instruction primaire et secondaire étant obligatoire, l’Etat ne saurait imposer à des élèves, contre leur volonté et sans qu’ils puissent s’y soustraire, le symbole d’une religion dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. L’ayant fait, le Gouvernement défendeur a violé l’article 2 du Protocole no 1 et l’article 9 de la Convention.

 


[1] Justin Marozzi, The Man Who Invented History, John Murray, 2009, p. 97.

[2] Requiem pour une nonne, 1951.

[3] Wikipedia qualifie cette œuvre de « roman érotique » dans lequel l’auteur « explore toutes les facettes de la sexualité (…) : sadisme alterne avec masochisme, ondinisme/scatophilie avec vampirisme, pédophilie avec gérontophilie, onanisme avec sexualité de groupe, saphisme avec pédérastie, etc. (…) [Le] roman dégage une impression de « joie infernale » (…) »

[4] Akdaş c. Turquie, no 41056/04, 16 février 2010.

[5] Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 89, CEDH 2007-VIII ; voir également Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, § 63, CEDH 2007-XI.

[6].  Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999-I ; voir également Haut Conseil spirituel de la communauté musulmane c. Bulgarie, no 39023/97, 16 décembre 2004.

[7]Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, § 74, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV.

[8] Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260‑A.

[9] Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 508/2000.

[10] Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84, CEDH 2007‑VIII. Les italiques sont de nous.

[11] Comité des droits de l’enfant, Observation générale N° 1, du 4 avril 2001, « Les buts de l’éducation », § 8. Les italiques sont de nous.

[12] Idem, § 19. Les italiques sont de nous.

[13] Cour suprême du Canada, Ross v. New Brunswick School District n° 15, § 100.

[14] Cour constitutionnelle allemande, BVerfGE 93, I I BvR 1097/91, arrêt du 16 mai 1995, § C (II) (1), traduction non officielle.

[15] Tribunal fédéral suisse, ATF 116 Ia 252, Comune di Cadro, arrêt du 26 septembre 1990, cons. 7.

[16] Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999‑I

[17] Lautsi c. Italie, no 30814/06, § 55, 3 novembre 2009.

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